« Toutes les fois donc que l’ouvrier, les yeux sans cesse fixés sur ce qui est identique, se sert d’un tel modèle, toutes les fois qu’il s’efforce d’en réaliser dans son œuvre la forme et les propriétés, tout ce qu’il produit de cette façon est nécessairement beau. »

Platon, Timée.

DISSERTATION : POURQUOI PHILOSOPHER ?

 

Au Ve siècle av. J.C. en Grèce, des hommes plus instruits que la moyenne allaient de cité en cité pour se faire admirer et payer très cher en l’échange de leur savoir. Ces hommes se faisaient appeler les sophistes : c’est-à-dire les sages, les savants. Les premiers philosophes s’opposèrent d’emblée aux sophistes et à l’idée qu’un homme puisse se dire sage : leur nom veut dire non pas sage mais ami de la sagesse, et la philosophie est l’amour de la sagesse. Mais le philosophe est donc toujours à la recherche de la sagesse sans jamais l’atteindre, et beaucoup de ses questions restent sans réponse. Bien plus, le savoir du philosophe n’est pas aussi prisé que celui des sophistes, il est même au contraire méprisé et considéré comme inutile voire handicapant car le philosophe semble assez maladroit dans le monde qui l’entoure, dans le domaine pratique. D’après l’anecdote que rapporte Diogène Laërce dans Vie, Doctrine et Sentences des philosophes illustres, Thalès serait tombé dans un puits et une servante se serait moquée de lui en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui philosophent, et l’auteur comique Aristophane reprochait ainsi à Socrate de vivre dans Les Nuées, d’après le titre d’une de ses comédies. Le philosophe est même souvent détesté : un procès a ainsi été attenté à Socrate qui a été condamné à mort. Dès lors la question se pose : Pourquoi philosopher ?

La question pourquoi ? peut avoir plusieurs sens : dans quel but ? ou pour quelle raison ? Le verbe philosopher désigne l’action de penser et plus précisément de pratiquer la philosophie (et non pas seulement de l’étudier), c’est-à-dire de se poser des questions philosophiques, c’est-à-dire des questions visant à atteindre la sagesse sans jamais l’atteindre. A quoi bon philosopher si cette quête est vouée à l’échec ? Y a-t-il un sens à se poser des questions destinées à rester sans réponse, à rechercher une sagesse que l’on ne peut atteindre. Y a-t-il un sens à philosopher ?

Dans un premier temps nous verrons que la philosophie présente un certain nombre d’utilités ; dans un second temps nous verrons que ces utilités peuvent être remises en question et que la philosophie ne sert à rien ; enfin nous verrons qu’il y a des raisons qui nous poussent de toute façon à philosopher et qui expliquent pourquoi on philosophe en dépassant ainsi la question de savoir en vue de quoi on philosophe.

 

 

 

 

 

 

La philosophie permet de se libérer de l’opinion fausse. Au livre VII de la République, l’allégorie de la caverne représente les hommes enfermés dans leurs préjugés et la philosophie qui consiste à en sortir. De même, selon Russel, « celui qui  n’a aucune teinture de philosophie traverse l’existence prisonnier de préjugés dérivés du sens commun » La philosophie a donc quelque chose de libérateur, et philosopher permettrait de se libérer.

De plus, si la philosophie libère de l’opinion fausse, c’est bien sûr au profit d’un savoir vrai. La philosophie ne serait pas ainsi si éloignée de la science au sens où elle est un effort vers le savoir. D’après l’analogie de la ligne au livre VI de la République, la philosophie est un effort pour connaître allant de l’opinion à la science. Beaucoup de découvertes scientifiques sont dues à des philosophes et pendant longtemps le mot philosophie désignait la science dans son ensemble. Or, puisque la science a toujours eu de nombreuses applications pratiques et techniques, il est donc évident que la philosophie peut s’avérer très utile. Thalès avait ainsi une grande réputation d’habileté. Une autre anecdote au sujet de Thalès, rapportée par Aristote dans le Politique, raconte que comme on lui reprochait sa pauvreté pour prouver l’inutilité de la philosophie, Thalès se serait alors considérablement enrichi, grâce à ses observations astronomiques, en prédisant que la prochaine récolte d’olives serait abondante et en louant dès l’hiver et à bas prix tous les pressoirs de Milet pour ensuite les louer au prix fort une fois l’été venu. Il prouva ainsi qu’il est facile au philosophe de s’enrichir, même si ce n’est pas le but de la philosophie.

Enfin, si pour certains on vit très bien sans philosopher, en revanche nul ne voudrait se passer du bonheur. Aristote remarque que pour chaque homme le bonheur est le but ultime mais que personne ne sait vraiment en quoi consiste le bonheur. Aristote écrit, dans l’Ethique à Nicomaque : « Quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien suprême. Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur au dire des gens du peuple aussi bien que des gens cultivés. Tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages. » On pourrait en tirer le syllogisme suivant : Pour tout le monde le bonheur est le but. Or, pour atteindre le bonheur, il faut se poser la question de ce qu’est le bonheur, qui est une question philosophique. Donc tout le monde devrait philosopher.

Mais il n’est pas sûr du tout que la philosophie permette d’être heureux ou savant.

 

 

 

Si on philosophe sur le bonheur, avec Aristote, on comprend qu’il ne peut être identifié à une vie de plaisir mais qu’il va consister en la vertu : en une vie stricte et rigoureuse. Aristote affirme que cette existence est plus heureuse qu’une vie de plaisir, mais elle nous semble austère. En quoi la philosophie rend-elle heureux ? Philosopher n’est-ce pas plutôt apprendre à se contenter de son malheur ? A être philosophe, à prendre les choses avec philosophie ? La philosophie n’est donc pas la voie privilégiée pour atteindre le bonheur. Bien plus, on vit même mieux en recherchant l’argent ou le plaisir plutôt que la sagesse : qu’on pense à la mise à mort de Socrate : celui qui a le plus persévéré, envers et contre tous, dans la poursuite de la sagesse, a été condamné à boire du poison. Dans ces conditions pourquoi philosopher ? Pourquoi chercher à se libérer de l’opinion si c’est pour chercher un savoir tout aussi illusoire ?

De même, pourquoi chercher la sagesse ? Pourrons-nous un jour être sages ? Peut-on saisir quoi que ce soit du monde qui nous entoure ? « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite. A quoi bon chercher à savoir ? La curiosité n’est-elle pas un vilain défaut ? La libido sciendi dont parlent St Paul et St Augustin n’est-elle pas une concupiscence ? Tout n’est-il pas vain ? Vanitas vanitatum « fumée de fumée, tout n’est que fumée » disait l’Ecclésiaste, et même la sagesse.

La philosophie sera-t-elle au moins utile à quelque chose ? Non ! De l’aveu même des philosophes : le célèbre texte d’Aristote sur l’étonnement philosophique, extrait de la Métaphysique, affirme justement que la philosophie est sans intérêt (autre qu’elle-même) : « Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue dans notre recherche [la philosophie], aucun intérêt étranger. » Pourquoi chercher alors à raisonner ? On peut très bien ne pas se soucier de philosopher. Puisque la philosophie ne sert à rien, il semble donc qu’on n’a aucune raison de philosopher. Aristote dit ainsi qu’on philosophe sans raison, que le simple étonnement est le point de départ de la philosophie.

Mais si l’homme a été ainsi amené à s’étonner sans raison apparente, c’est sans doute que sa nature l’y a poussé.

 

 

 

Rien ne sert donc de se demander : en vue de quoi philosopher ? Mais il faut se demander plus fondamentalement : pour quelle raison philosopher ? Peut-être sommes-nous forcés de philosopher que cela soit utile ou non. L’homme est peut-être tout simplement forcé de philosopher, d’abord parce que c’est dans sa nature. Aristote remarque en effet que l’homme se définit comme un « animal rationnel ». S’il ne pense pas, l’homme n’emploie pas ce qui fait de lui un homme et le distingue des autres êtres vivants : la fonction intellective de son âme. Pascal remarque également ceci dans ce passage célèbre des Pensées : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. […] Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale » L’homme est donc également obligé de penser pour bien conduire sa vie, pour mener une vie bonne… il y a donc pour lui un certain devoir de philosopher, car penser fait sa dignité, malgré sa fragilité, car cette dignité consiste justement à pouvoir penser cette fragilité, à savoir que sa vie ne tient qu’à un fil, que l’anéantissement le menace à chaque instant. Parce que penser est dans sa nature d’animal rationnel, l’homme peut penser à la mort. La pensée de la mort lui confère une certaine dignité, mais donc aussi le devoir de s’en monter digne en usant bien de cette pensée de la mort, en pensant bien face à la mort.

C’est en effet « parce qu’il sait qu’il meurt » que l’homme a le devoir de philosopher, de se poser des questions, de chercher un sens, sinon face à la mort la vie semble absurde puisque l’homme est forcé de se dire qu’il est né pour mourir, que tout ce qu’il accompli est voué à disparaître, que tout est vain. Face à la mort, l’existence est en effet une énigme : elle paraît absurde, et l’absurdité est la pire chose qui soit. Ainsi, d’après la mythologie, l’absurde est toujours le sort réservé par les dieux à ceux qui les ont offensés, comme Sisyphe ou les Danaïdes, qui doivent accomplir aux enfers des tâches vouées à l’échec. Si l’on admet que personne ne peut se satisfaire d’un tel enfer, que personne ne peut accepter l’absurdité de l’existence sans chercher le sens de la vie, alors il faut admettre aussi que personne ne peut se passer de philosopher, puisque la question du sens de la vie est proprement philosophique. On ne peut se contenter de dire que la vie n’a pas de sens sans chercher à lui donner du sens, sans être en quête de sens, de savoir, de sagesse... et donc sans philosopher. On est donc forcé de philosopher (qu’on étudie la philosophie ou non), et donc la question suivante ne se pose pas : en vue de quoi philosopher ?

Mais c’est encore « parce qu’il sait qu’il meurt » que l’homme a le devoir de philosopher, de penser à sa mort et donc de suivre cet impératif : mémento mori (souviens-toi que tu dois mourir). Comme le montre le Phédon de Platon, « philosopher c’est apprendre à mourir », à être détaché du corps, car « le corps est le tombeau de l’âme », et il est impératif de cultiver cette âme plutôt que le corps, parce que « l’homme c’est l’âme » comme le détermine l’Alcibiade majeur de Platon en suivant cet ordre divin gravé dans la roche du fronton du temple de Delphes qui devient ainsi l’impératif de la philosophie : « Connais-toi toi-même. » Il y a bien un impératif pour l’homme, un devoir de philosopher lié à l’existence elle-même. Philosopher, chercher à se connaître soi-même, c’est le seul moyen de ne pas passer à côté de soi, de ne pas avoir l’impression d’être un raté qui gâche sa vie, de ne pas se louper soi-même… et donc de réussir à s’accomplir, à réaliser l’essence de notre être que nous aurons découvert en nous posant des questions, et donc à suivre cet autre impératif que Nietzsche reprend de Pindare : « deviens ce que tu es. » Dans tous les cas, philosopher permet de répondre à un impératif, à un devoir qui légitime qu’on philosophe pour y répondre.

 

 

 

 

 

 

Dans un premier temps nous avons vu que la philosophie peut avoir certaines utilités : elle permet de se libérer de l’opinion fausse, elle permet donc aussi de progresser vers le savoir, et enfin elle serait utile, voire indispensable, pour espérer atteindre le bonheur. Mais dans un deuxième temps nous avons vu que la philosophie n’apporte pas ces choses qu’on pourrait attendre d’elle : le bonheur qu’elle propose est assez austère et consiste davantage à se contenter du malheur, d’autant plus que le philosophe ne semble pas mener une vie très agréable ; et la sagesse qu’elle recherche est inatteignable et semble une quête vaine, pourquoi dès lors chercher à se libérer de l’opinion si c’est pour chercher un savoir tout aussi illusoire ? La philosophie semble alors n’avoir aucune utilité, et le plus scandaleux est que, de l’aveu même des philosophes qui devraient la défendre, elle n’a aucun intérêt, et qu’aucune fin utilitaire ne motive cette recherche. Enfin nous avons vu qu’importe que philosopher soit utile ou non, peut-être sommes-nous de toute façon forcés de philosopher, puisqu’il est dans notre nature de penser, que nous ne pouvons pas ne pas penser, et surtout que pouvoir penser fait que nous pouvons penser à la mort et demande que nous employons ce pouvoir, que nous en soyons digne, et donc que nous philosophions pour chercher le sens de la vie qui sinon parait absurde face à la mort ; et enfin que nous philosophions pour apprendre à se détacher du corps (souviens-toi de mourir), à connaître son âme (connais-toi toi-même) et à chercher à réaliser notre essence la plus profonde (deviens ce que tu es), répondant ainsi à des impératifs liés à l’existence, à un devoir de philosopher qui rend inutile la question de savoir si la philosophie est utile, puisque pour ces raisons on est de toute façon forcé de philosopher.

Mais une fois que l’on a accompli son devoir de faire face à soi-même et à sa mort, n’y a-t-il pas d’autres moyens que philosopher pour trouver du sens et s'accomplir, comme l'art, la religion, etc.

 

EXPLICATION D'UN TEXTE DE NIETZSCHE

 

LE TEXTE :

 

Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers, à savoir qu’une pensée se présente quand "elle" veut, et non pas quand "je" veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux "je", voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une "certitude immédiate". En définitive, ce "quelque chose pense" affirme déjà trop ; ce "quelque chose" contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : "Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent..."

Nietzsche, Par-delà Bien et Mal (1886)


L'EXPLICATION :

 

« Excuse-moi, je n’ai pas pensé à prendre le pain. » On ne devrait pas s’attendre à recevoir l’éloge si on y a pensé ou le blâme si l’on n’y a pas pensé. Est-on responsable de ce qui traverse l’esprit ou non ? On ne décide pas de penser au pain. Ce petit fait a plus d’importance qu’on ne croit, si l’on pense à un passage de Par-delà Bien et Mal de Nietzsche.

Est-on aux commandes de son esprit, décidant de penser au pain, mettant son âme en mouvement et dirigeant sa pensée vers l’idée pain ? N’a-t-on pas plutôt eu la chance de penser par hasard à quelque chose qui a fait que la pensée du pain s’est présentée à l’esprit et a permis que l’on se ressouvienne ? Est-on une chose qui est le sujet de l’action de penser ?

Nous verrons d’abord que c’est ce que Nietzsche remet en question dans ce texte où il veut faire entendre qu’il n’y a aucune chose qui serait le sujet de l’action de penser, que notre esprit ne repose pas sur un substrat, une substance, une âme au sens philosophique. Dans la première phrase, Nietzsche part du fait que le je n’est pas aux commandes de la pensée et qu’il n’est donc pas le support de la pensée, comme l’ont pensé les logiciens par superstition. La deuxième concède qu’il y a bien quelque chose qui pense mais remet en question les anciennes conceptions de ce je. La fin du texte détruit même l’idée que ce soit une chose au sens d’un substrat.

 

 

 

 

 

 

Le premier membre de phrase part du phénomène de libre association d’idées, pour dénoncer la superstition des logiciens : ils ont tort de penser que, comme toute action a un sujet, il y a un substrat je aux commandes de ma pensée, c’est pure superstition : « Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers, à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux… » Les logiciens désignent ici la plupart des hommes qui ont tendance à croire qu’il faut un substrat, support de l’action de penser, de même que tout prédicat doit avoir son sujet, comme par une forme de superstition logique et grammaticale. Cela va contre les faits : la pensée ne se présente pas quand je veux mais quand elle veut : c’est un petit fait duquel Nietzsche tire beaucoup contre ces logiciens.

Il tire en effet la chose suivant du petit fait que la pensée ne se présente pas quand je veux : « …de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet "je" est la condition du prédicat "pense". ». Nietzche tire donc ici la conclusion qu’il est faux de dire qu’il y a un substrat logique je sur lequel repose l’action de penser. Il s’agit de sa thèse. C’est plus particulièrement à la philosophie de Descartes et à la tradition philosophique par laquelle ce dernier reste influencé que Nietzsche s’attaque ici. L’habitude de pensée qui fait que l’on est amené à poser par superstition un je qui serait le support du prédicat pense, ne peut que faire penser au cogito cartésien. Moi qui doute, il faut bien que je sois pour douter, dirait Descartes. Cette conception est héritée de la plus pure tradition aristotélicienne :

 

 

 

La deuxième phrase concède temporairement que quelque chose pense mais réfute l’idée antique de la substance et l’idée moderne du je pense (cogito) comme certitude immédiate : « Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux "je", voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion » Dans cette deuxième phrase du texte, la remise en question de « l’antique et fameux "je" » est une attaque dirigée contre l’antiquité philosophique inaugurée avec Platon et surtout Aristote, qui écrit : « Le sujet, c’est ce dont tout le reste est affirmé, et qui n’est plus lui-même affirmé d’autre chose. » Nietzsche s’attaque ici à cette logique aristotélicienne qui définit le sujet grammatical (hypokeimenon) comme substrat. Qu’un tel je soit le support de la pensée, ce n’est qu’une affirmation sans fondement.

Nietsche ajoute alors au moyen de la conjonction « et » que ce je support de la pensée n’est « …en tout cas pas une certitude immédiate ». Cette dernière expression vise évidemment Descartes qui considère que le cogito (je pense) est une certitude immédiate qu’on peut découvrir justement en doutant de tout le reste, et que cela permet d’affirmer qu’il y a bien une substance qui pense, une chose pensante, res cogitans : un substrat de l’esprit.

 

 

 

Enfin, dans la troisième phrase, Nietzsche revient également sur le « quelque chose pense » qu’il vient de concéder : « En définitive, ce "quelque chose pense" affirme déjà trop ; ce "quelque chose" contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. » Dire ici que ce n’est même pas quelque chose au sens d’une chose, est encore une attaque dirigée contre l’idée de substance, et plus particulièrement contre Descartes qui prétend pouvoir déduire du cogito, du je pense, qu’il y a bien une substance pensante, une chose qui pense, une res cogitans : « Il est certain que la pensée ne peut pas être sans une chose qui pense, et en général aucun accident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l’acte » C’est là le plus grand faux pas de Descartes car cela n’appartient pas du tout au cogito en lui-même mais est une interprétation de ce processus, qui vient de cette illusion grammaticale, de cette superstition logique : tout verbe repose sur un sujet, tout acte suppose une puissance d’agir, un substrat. Pour Nietzsche, l’erreur est déjà là : ce n’est pas une chose qui pense, une chose pensante (res cogitans), une substance âme…

Nietzsche affirme ensuite que c’est une illusion de la logique grammaticale qui créait cette erreur chez nous tous, par une espèce de routine superstitieuse, comme les joueurs de foot qui font toujours les mêmes gestes avant de rentrer sur le terrain, pour ne pas s’attirer le mauvais œil : « …En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale. » Nous faisons finalement partie de ces logiciens auxquels Nietzsche s’adresse par un « nous », comme s’il s’incluait, autant que ses lecteurs. C’est cette routine superstitieuse qui nous fait commettre cette erreur. Nietzsche précise même ensuite par raisonnement logico-grammatical implicite cette routine superstitieuse nous fait commettre cette erreur de croire qu’il y a un substrat sujet de la pensée : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent… » Il s’agit d’un syllogisme dont Nietzsche ne formule pas la conclusion, pour nous laisser compléter et nous montrer qu’en effet nous concluons cela nous-même implicitement : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent…[il y a un substrat sujet de l’action de penser] ». Cette routine grammaticale que nous autres logiciens accomplissons toujours, identique à elle-même, comme par superstition, a mené longtemps à poser l’existence d’un substrat, d’une substance, une âme au sens philosophique. Nietzsche remet en cause l’existence d’une telle chose.

 

 

 

 

 

 

Nietzsche part du fait que le je n’est pas aux commandes de la pensée et qu’il n’est donc pas le support de la pensée comme l’ont pensé les logiciens superstitieux. Il concède ensuite qu’il y a bien quelque chose qui pense mais remet en question la conception antique et classique de ce je comme substance et certitude immédiate. Il revient enfin sur cette concession et détruit même l’idée que ce soit une chose au sens d’un substrat. Il n’y a aucune chose qui serait le sujet de l’action de penser pour Nietzsche : le sujet je est une illusion logique, n’est pas une certitude immédiate, et n’est même pas une chose au sens d’une substance.

Dans l’histoire de la philosophie, la modernité post-cartésienne ne retombe plus dans ces illusions substantialistes, on en vient ainsi à l’idée que l’homme serait donc pure fonction conscience de soi sans substance. Enfin, selon une lecture existentialiste : l’homme n’est que conscience de soi jetée face au monde dans l’existence et dénué de toute essence, de toute substance, de toute nature déterminée. Mais ainsi une question pourrait se poser en complément du texte : Je n’étant peut-être rien, est-ce que ça ou l’on pense à ma place ?