Autrui c’est l’autre, l’altérité. On nomme altérité le caractère de ce qui est étranger à soi. S’altérer c’est se détériorer au point de changer, de devenir autre : Si la personnalité s’altère, on change, on devient autre, voire on s’aliène : on devient étranger à soi : on n’est plus soi-même, mais on est autre : on est bon pour l’asile d’aliénés.

 

Autrui est cet autre que moi qui est autre que moi : il n’est pas moi-même et n’est pas même que moi : il est étranger et étrange : il est l’alienus, l’autre. Autrui représente ainsi l’altérité radicale, le radicalement autre. Cependant, il est nécessaire d’établir une distinction entre autre et autrui. Disons simplement que si tout autrui est un autre, l’inverse n’est pas vrai. L’autre, ce peut être un autre homme mais ce peut-être aussi Dieu, un animal, voire un objet matériel tandis qu’autrui est toujours un individu humain. Autrui est donc avant tout cet autre moi, cet autre je, cet alter ego. Autrui est alors en un sens comme moi, il est mon semblable, mon âme sœur. [1]

 

Puis-je alors espérer mieux me connaître en connaissant autrui ? Autrui est-il le même ou l’autre ? Surtout, comment connaître autrui s’il est avant tout radicalement autre que moi ? Si je tente en vain d’identifier ce que je sais de moi à ce que je sais de lui, et si je n’ai accès ni à ce qu’il pense ni à ce qu’il ressent, comment espérer connaître autrui ? Suis-je alors le mieux placé pour me connaître moi-même, ou bien la connaissance de soi passe-t-elle nécessairement par autrui ?

 

I. la connaissance de soi passe par la connaissance d’autrui

 

L’amour de la sagesse qu’est la philosophie (philo-sophia) est une recherche de connaissance, mais de soi plutôt que d’autrui et des objets extérieurs. La philosophie est le savoir de sa propre ignorance et de ses propres limites. Si l’on s’en réfère à la reprise, par Socrate et Platon, de l’inscription du frontispice du temple d’Apollon à Delphes, le seul impératif de la philosophie est la connaissance de soi, et non celle d’autrui : Connais-toi toi-même. Cependant, l’autre semble être le moyen indispensable pour accéder à cette connaissance, et la connaissance d’autrui semble être considérée comme possible, et indispensable pour se connaître soi-même.

 

A. connaître l’autre c’est se connaître soi

 

Chez Platon, la connaissance de soi passe par l’autre de même que toute connaissance est médiatisée par autrui : c’est en dialoguant avec autrui qu’on s’élève vers la vérité. Socrate dit ne rien savoir de lui-même, ce qu’il dit, il le tire des autres. Dans le Théétète, Socrate raconte que sa mère était sage-femme et qu’il a hérité de ses talents : il a le don de faire accouche les âmes. Mais il précise que lui-même est stérile (comme l’étaient couvent les sages-femmes) : « Mon art de maïeutique a les mêmes attributions générales que celui des sages-femmes. La différence est qu’il délivre les hommes et non les femmes et que c’est les âmes qu’il surveille en leur travail d’enfantement, non point les corps. »[2]

 

Surtout, dans l’Alcibiade Majeur de Platon, l’amitié apparaît être la voie royale d’accès à la connaissance de soi. On sait que Socrate s’approprie l’inscription delphique : « Connais-toi toi-même » et qu’il exhorte Alcibiade à prendre soin de son âme. Mais peut-on se passer de la médiation d’autrui pour se réfléchir dans sa part essentielle ?[3] Tout l’intérêt de ce dialogue est de montrer que pas plus que l’œil ne peut se voir sans le miroir d’un autre œil, la raison ne peut se connaître sans le miroir d’une autre raison : « Si l’œil doit se voir lui-même, c’est sur un œil qu’il doit porter son regard, et spécialement sur ce point de l’organe visuel qui est le siège même de la vertu propre de l’œil, autrement dit, de ce qui est, je pense, la vision ? […] Donc, cher Alcibiade, si l’âme doit se connaître elle-même, n’est-ce pas vers une âme qu’elle devra regarder, et spécialement vers ce point de l’âme qui est le siège de la vertu propre d’une âme, c’est-à-dire sa sagesse, et vers tel autre point auquel justement ressemble celui-là ? »[4]

 

On trouve aussi cette idée, à savoir que l’autre serait la voie d’accès à la connaissance de soi chez Aristote, dans la Grande Morale : « A la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c’est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu’un ami est un autre soi-même. »[5]

 

B. méconnaitre autrui c’est se méconnaître

 

Mais l’altérité est un obstacle à la connaissance d’autrui, et invite à sa méconnaissance. L’homme a toujours méconnu et méprisé (méprisé parce que méconnu justement) ceux qui ne sont pas, à ses yeux, de ses semblables. L’esprit clanique donne toujours la préférence à la famille proche, puis à la famille large, et plus largement à ce qu’il appellera les siens, ses frères, son sang, sa culture, etc… Les grecs appelaient ainsi tous les non grecs des barbares (en raison de leur langue qui sonnait barbarbar, blablabla, à leurs oreilles, comme des borborygmes). Dans l’ancien testament, les juifs appellent Goyim (Goys) tous ceux qui ne font pas partie de leur peuple : le peuple de Dieu, le peuple élu. Montaigne écrit dans le chapitre célèbre des cannibales dans les Essais : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »

 

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses.| Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler sauvages.

 

Montaigne, Essais, l, I, chap. XXXI, Des Cannibales.

 

De même, pour l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss : « le barbare est celui qui croit à la barbarie. »

 

L’attitude la plus ancienne, [...] consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions.| […] Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les "sauvages" (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. [...] L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les "hommes" […] impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais qu’ils sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants", de "singes de terre" ou "d’œufs de pou". | [...] En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

 

Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire.

 

La question serait en effet de savoir qui a le bon usage, en quoi mon usage vaut mieux que celui d’autrui, et surtout si ce n’est pas moi qui aurait par hasard un mauvais usage, qui altère mon humanité et me coupe l’accès à l’autre. L’altérité qui entraine la méconnaissance d’autrui n’est pas forcément située chez autrui plutôt que chez moi : nous sommes tous les deux autres relativement à l’autre, mais est-ce parfaitement relatif ? Qui est resté proche de la plupart des hommes universellement (en tous lieux et tous temps) ? Qui est entré dans une bizarrerie qui le prive de la compréhension des autres ? De même que l’on voit plus facilement la paille qui est dans l’œil du voisin que la poutre qui est dans le nôtre, de même on pointe plus facilement du doigt l’altérité de l’autre que l’altération de soi. Est-ce l’autre qui est altéré ? N’est-ce pas moi ? Ne suis-je pas aliéné, rendu autre que moi et que mon humanité universelle ? Cela expliquerait pourquoi je ne me reconnais pas en l’autre. Je suis peut-être autre que moi pour des raisons sociales (je m’identifie à un groupe et en rejette un autre) ou psychologiques (je suis en conflit avec l’idée de père et je rejette la vision patriarcale d’une immense partie de l’humanité). Je risque peut-être même l’aliénation totale (aliénation sociale, aliénation mentale)… mais je ne vois rien de tout ça et je ne vois d’altération que dans l’altérité d’autrui : c’est lui qui est malade (exemple : il défend la famille traditionnelle et le patriarcat, contrairement à ce que pense tout le monde universellement dans mon petit groupe de progressistes occidentaux du 21e siècle).

 

Enfin, autrui est difficile à comprendre en ce que l’on est trop occupé à lui faire la guerre. L’adversité d’autrui est ce qui fait souvent obstacle à sa compréhension : le fait que l’homme soit fondamentalement « un loup pour l’homme », comme l’écrit Hobbes, et que ce ne soit au fond que son insociabilité qui l’ait fait progresser dans la sociabilité, comme on pourrait l’expliquer avec le concept kantien d’insociable sociabilité.

 

C. la connaissance de l’universel en soi et l’autre est source de véritable amitié

 

D’après Aristote, la véritable amitié ne repose pas sur les circonstances accidentelles mais sur la nature profonde : « Ce sont les amis par excellence, eux que ne rapprochent pas des circonstances accidentelles, mais leur nature profonde. »[6] La même idée est exprimée par Montaigne lorsqu’il donne la seule raison de son amitié avec la Boétie, sans pouvoir préciser ce qui les a unis plus particulièrement : « parce que c’était lui ; parce que c’était moi ».[7] Mais bien plus pour Aristote, les hommes sont tous potentiellement profondément amis en ce qu’ils peuvent partager des valeurs communes pour former dans la cité une véritable famille, et cette tendance à mettre en commun des valeurs avec autrui est inscrite en l’homme : « l’homme est un animal politique »

 

II. seule la connaissance de soi est immédiate et pas celle d’autrui

 

A. le sujet est seul à être une certitude immédiate

 

Nous venons de le voir, les anciens n’ignoraient pas les questions touchant à l’altérité. Cependant, leurs développements décisifs sont apparus assez tardivement dans l’histoire de la philosophie. A l’époque moderne, avec Descartes, le sujet est pensé comme point de départ absolu de la pensée philosophique. C’est alors qu’autrui devient un problème : les choses extérieures étant douteuses et la seule certitude étant moi-même comme chose pensante, comment puis-je avoir aucune certitude de l’existence de sujets pensants extérieurs étant donné justement que je n’accède pas à leur pensée ? C’est le problème du solipsisme, du latin solus (seul) et ipse (soi-même).

 

Si le « je » se donne dans une intuition, autrui (tout comme les objets extérieurs) ne m’est connu que par l’intermède de la perception et celle-ci pourrait se révéler entièrement trompeuse en raison par exemple de la présence d’un malin génie qui ferait que tout ce que je crois vrai soit faux sans que je puisse le savoir. Dans les Méditations métaphysiques, Descartes va être contraint de démontrer l’existence de Dieu, en tant qu’être tout-puissant et bienveillant (qui ne peut donc vouloir nous tromper) pour parvenir à la certitude de l’existence du monde extérieur et d’autrui.

 

Il n’en demeure pas moins qu’autrui n’est en rien une certitude première chez Descartes : l’existence d’autrui n’a rien d’une évidence.

 

B. autrui est connu médiatement par inférence et analogie

 

Descartes et son successeur Malebranche ont une autre manière de tenter de résoudre le problème du solipsisme. Comment puis-je avoir la certitude de la réalité du corps d’autrui, ou qu’un autre moi se cache bien derrière ce corps ? ce n’est pas évident certes, mais la puissance du raisonnement le permet : c’est ce que finit par dire Descartes dans ce passage des Méditations Métaphysiques : « Si par hasard, je regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, par la seule puissance de juger qui est en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux »[8] Le raisonnement (par analogie) permet d’inférer l’existence réelle d’autrui.

 

C’est surtout Malebranche, disciple de Descartes, qui va développer cette théorie de la connaissance d’Autrui par l’analogie. Ainsi, c’est par l’exercice de l’intelligence, par un raisonnement que j’arrive à démontrer l’existence d’Autrui. De même, si je ne peux accéder à la conscience de l’Autre et connaître ses pensées, je peux à partir de la connaissance que j’ai de mes propres états de conscience émettre des hypothèses sur ce qui se passe dans la conscience de l’Autre. L’Autre est connu à travers moi. Ex : Si j’aime le bien, le plaisir, si je hais le mal, la douleur, n’en est-il pas de même pour Autrui ? Mais puis-je vraiment connaître Autrui comme je me connais ?[9] Bien plus, connaître l’Autre à travers moi-même, n’est-ce pas nier le fait qu’il ne soit pas moi ? Une telle théorie n’est guère satisfaisante car finalement on ne connaît d’Autrui que des gestes, des attitudes, etc… De plus et surtout, l’analogie ne conduit qu’à des conclusions probables, et même l’existence d’autrui n’est toujours pas vue comme une certitude immédiate.[10]

 

C. autrui peut être nié

 

Les cartésiens ont beau essayer de rejeter la difficulté, partir de la seule certitude de l’esprit invite à douter de la réalité de tout le reste. Si l’on part de cette certitude première de l’ego, la solution la plus simple est peut-être de se résoudre à nier l’existence de l’autre. C’est ce que fait le moine écossais Berkeley (1685-1753). La pensée de George Berkeley, qui pose l’existence de l’esprit seul et nie la réalité de toute autre chose, est ainsi très cohérente. Pour lui seul l’esprit existe, le corps n’existe pas : il n’est qu’une perception de l’esprit.[11] Cette thèse, qui fait penser au Malin Génie de Descartes, sauf que pour Berkeley ce n’est pas une fiction, est parfaitement résumée par cette phrase célèbre de son auteur : esse est percipi : « l’être c’est la perception. » Cette conception est appelée entre autre un Solipsisme, car elle mène à se considérer comme sujet unique, radicalement isolé de tout autre.

 

Abandonner l’idée de substance innée et parler de conscience qui n’est plus que la connaissance accompagnant le vécu et les acquis, c’est aussi accorder une plus grande importance à autrui dans la constitution de l’être soi. Peut-on accéder à la conscience de soi à travers autrui ?

 

III. la médiation d’autrui est constitutive de toute conscience

 

A. autrui permet d’être reconnu comme conscience de soi à travers le conflit

 

Pour Hegel le fait premier de l’altérité n’est pas la solitude du cogito, mais le conflit de conscience. L’existence d’autrui m’est révélée de façon immédiate dans l’expérience du conflit.

 

Selon Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit, chaque conscience individuelle cherche fondamentalement à être reconnue par les autres et entre ainsi en conflit avec l’autre.[12] Ce que l’homme désire fondamentalement, c’est le désir de l’autre, c’est-à-dire être désiré, donc reconnu comme une valeur, par l’autre. « La conscience de soi est en soi et pour soi quand elle est en soi et pour soi pour une autre conscience ; autrement dit elle n’a d’être que reconnue par une autre conscience ; autrement dit elle n’a d’être que reconnue. »[13]

 

Les hommes n’ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d’être-là à la façon des choses, ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience de soi, comme élevés au-dessus de la vie purement animale, et cette passion pour se faire reconnaître exige à son tour la reconnaissance de l’autre conscience de soi. La conscience de la vie s’élève au-dessus de la vie. | [...] Que les hommes, selon l’expression de Hobbes, soient "des loups pour l’homme", cela ne signifie pas que, comme les espèces animales, ils luttent pour leur conservation ou pour l’extension de leur puissance. […] La vocation spirituelle de l’homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n’est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu’on est une conscience de soi autonome, et l’on ne peut se le prouver à soi-même qu’en le prouvant aux autres et en obtenant cette preuve d’eux. [...] L’existence de l’homme, de cet être qui est continuellement désir et désir du désir, se dégage ainsi de l’être-là vital.

 

J. Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Man. p.55

 

Pour Hegel, la loi de la vie humaine c’est le conflit dont la fin est l’asservissement de la conscience d’Autrui : toute conscience poursuit la mort de l’Autre (pas physiquement, mais dialectiquement.) Cette mort est l’asservissement de l’Autre qui devient alors « serviteur », son autonomie et sa liberté sont détruites. Celui qui a gagné, le « maître » fonde sa liberté sur l’esclavage d’Autrui : l’esclave lui sert alors de témoin et de miroir dans lequel il contemple sa conscience. Le maître préfère la liberté à la vie, quand le serviteur a préféré la vie.

 

C’est donc inévitable, quand une conscience en rencontre une autre, c’est le conflit ; car par cette lutte passe la reconnaissance. De plus, selon l’analyse de René Girard, le désir suffirait à expliquer ce phénomène du conflit, car il est par essence mimétique, se calque sur le désir de l’autre, et donc implique une lutte autour de l’objet désiré.

 

Le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que le modèle.| Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n’est en rien différent, à ceci près que l’adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d’être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : "Imitez-moi" afin de dissimuler sa propre imitation.| Deux désirs qui convergent vers le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette cause de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d’harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ?

 

René Girard, La violence et le sacré, IV.

 

B. la conscience de soi est constituée par celle d’autrui

 

1. le sujet est ouvert de manière essentielle à l’autre

 

Husserl, dans les Méditations cartésiennes, reprend le point de départ de Descartes, à savoir l’épreuve du doute qu’il nomme quant à lui épochè. Il va cependant profondément infléchir la démarche cartésienne en en dévoilant les limites et ce particulièrement en ce qui concerne autrui. Il s’accorde avec Descartes pour dire que jamais les vécus psychiques d’autrui pourront m’être accessibles en tant que tels. Il n’est cependant pas question pour lui de penser l’ego, le sujet, comme un atome isolé. Notons que la phénoménologie de Husserl avait été accusée de solipsisme et que le philosophe, en se démarquant de Descartes, défend ici sa propre philosophie. C’est, dit-il, que le sujet, le « je » (ce qu’il appelle la subjectivité transcendantale) est ouvert de manière essentielle à l’autre. Tout d’abord sous la forme de l’association passive de mon corps à celui de l’autre. J’ai une expérience immédiate de l’appariement de mon schéma corporel avec celui de l’autre, je perçois les ressemblances entre mes postures, mes attitudes et les siennes. Deuxièmement, je peux me transposer activement, en imagination, dans les vécus d’autrui. Je m’efforce alors, de manière volontaire, d’accéder à sa conscience.

 

De plus, nous habitons un monde commun, monde intersubjectif, « un monde de la vie » qui précède toute activité de connaissance.

 

L’expérience du monde en tant qu’expérience constituante ne veut pas dire simplement mon expérience tout à fait privée, mais l’expérience de la communauté ; de par son sens, le monde lui-même est un seul et même monde auquel nous avons, nous tous, accès d’une manière principielle grâce à l’expérience, sur lequel nous tous nous pouvons tomber d’accord par l’"échange" de nos expériences, donc par leur mise en commun, de même que la légitimation "objective" repose sur l’assentiment mutuel et sa critique.| […] J’attribue nécessairement à autrui dans ses vécus autres, dans ses expériences autres, etc., vécus et expériences placés par moi en lui, non seulement un monde de l’expérience qui est analogue au mien, mais le même que celui que j’éprouve moi-même.

 

Edmund Husserl, Logique formelle et logique transcendantale.

 

Dans ses derniers écrits, et notamment La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (ou Krisis), Husserl développera la question de l’intersubjectivité historique qui est fondée sur l’appartenance commune des hommes à ce monde de la vie. Ce thème de l’intersubjectivité, concept qui fait d’une certaine manière du rapport à autrui un phénomène originel, sera développé par Maurice Merleau-Ponty qui, à son tour, montrera les limites de la conception husserlienne, et insistera notamment sur l’importance du langage, ainsi que sur celle du corps avec le concept de chair.

 

2. l’existant est au quotidien un être-avec les autres

 

Malgré tous les efforts de Husserl pour penser la spécificité d’autrui, ses conceptions ont été critiquées en tant qu’elles ne donneraient jamais accès à la spécificité de l’existence d’autrui mais uniquement à mon expérience d’autrui car c’est moi-même en tant que subjectivité transcendantale qui constitue le sens de ce qu’est autrui. Les thèses de Heidegger sont en ce sens tout à fait éclairantes en ce qu’il s’oppose à la thèse selon laquelle il serait possible de penser, dans un premier temps, le sujet sans aucune relation à autrui, puis dans un deuxième temps, ces relations elles-mêmes comme si elles étaient venues se greffer sur le sujet. L’être-avec est au contraire une dimension constitutive de l’existence humaine (ce que Heidegger appelle le Dasein). Je suis toujours déjà en relation avec les autres. Cette idée est fondée sur la conception heideggerienne de l’essence de l’homme comme existant, qu’il interprète de manière littérale comme « être au-dehors ». L’homme est toujours hors de soi ; c’est pourquoi il coexiste nécessairement avec d’autres hommes. Heidegger souligne également que l’être-avec se manifeste en premier lieu dans l’écouter, dans le fait d’entendre la « voix de l’ami » que chaque homme porte en lui. Il développera cette pensée en accordant de plus en plus d’importance à la parole comme ouverture à l’autre.

 

L’être-avec se manifeste essentiellement comme souci de la distance. L’homme (le Dasein) a le souci de la distance. Il se soucie de sa distance aux autres. Le plus souvent, c’est pour combler cette distance : il s’agit alors d’être comme tout le monde, de s’identifier aux autres pour être reconnu et accepté par eux. Mais il s’agit parfois de se distinguer, de « marquer la distance », de se différencier des autres, généralement pour les dominer, pour être ou paraître supérieur.[14]

 

L’être-avec, en plaçant le Dasein dans la dimension du rapport à autrui, le place aussi dans la dimension de la moralité. Le souci du Dasein à l’égard d’autrui est la sollicitude, ou souci mutuel : « l’étant « pour » (envers) lequel le Dasein se comporte en tant qu’être-avec n’a pas le mode d’être de l’outil à-portée-de-la-main, il est lui-même Dasein. Cet étant n’appelle pas la préoccupation, mais la sollicitude. » (§ 26) Heidegger distingue deux grands types de sollicitude : celle qui assiste et déresponsabilise, et celle qui au contraire libère véritablement.

 

3. autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même

 

Sartre s’est profondément intéressé à la pensée de Heidegger et comme lui il a voulu montrer que l’homme n’est jamais enfermé dans son intériorité et qu’au contraire, il est toujours livré à autrui. Pour Sartre, dans l’Être et le Néant : « Autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». C’est à travers la relation à autrui que je prends conscience de moi-même. Quand autrui me regarde, j’éprouve directement sa subjectivité ; et en même temps je me découvre moi-même comme objet, c’est-à-dire que je me connais. La connaissance de soi est indissociable d’autrui, car je ne peux être objet que pour un sujet.[15]

 

Autrement dit, pour Sartre je fais l’épreuve de la liberté d’autrui à travers mon propre esclavage – ce qui rappelle la vision de Hegel, dont Sartre était un grand lecteur. Sartre donne un exemple concret de cette épreuve du regard d’autrui : le phénomène de la honte. Sartre montre combien le regard de l’autre nous fait prendre conscience de nous-mêmes. Quand je prends conscience que l’autre me regarde, je me vois soudain comme un objet pour un autre sujet. Je me vois moi-même de l’extérieur, car j’ai conscience qu’on me regarde de l’extérieur. C’est alors seulement que je prends pleinement conscience de moi-même. La honte est, selon Sartre, la preuve de cette prise de conscience, car c’est un sentiment qui peut être déclenché par le regard d’autrui sur moi. Par exemple, je regarde à travers une serrure. Je sais bien, quelque part en moi, qu’il ne faudrait pas le faire, mais j’oublie momentanément cet interdit. Soudain, quelqu’un est là dans le couloir : la honte me saisit. Je prends soudain conscience de mon acte. Il a fallu le regard de l’autre pour que je prenne conscience de moi-même.

 

Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai honte.| Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive : dans le champ de ma réflexion je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui.| Et, par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me "toucher". Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit.

 

Sartre, L’être et le néant (1942), 2e partie, chap. 1.

 

Sartre reprend le terme d’intersubjectivité pour nommer ce phénomène.[16] De plus, ce sentiment de honte ne me fera plus agir qu’en fonction de l’autre. C’est ce que Sartre appelle aliénation, illustrée par cette célèbre pensée : « L’enfer, c’est les autres ». On peut aussi trouver l’idée que le rire est une pression sociale chez Bergson.[17]

 

C. le rapport à autrui constitue la conscience morale

 

1. les sentiments moraux pour autrui fondent la morale

 

Chez Rousseau (1712-1778), la conscience morale repose sur des sentiments moraux.[18] Rousseau remarque qu’il y a en l’homme deux sentiments fondamentaux ou passions primitives : l’amour de soi et la pitié : « méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel. »

 

Cela ne veut pas dire que l’homme est incapable de cruauté, mais simplement qu’il est naturellement capable de pitié, mais cela demande bien sûr un effort pour se mettre à la place de l’autre.

 

Dans les premiers temps, les hommes épars sur la face de la terre n’avaient de société que celle de la famille, de lois que celles de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés. Ils n’étaient liés par aucune idée de fraternité commune ; et n’ayant aucun arbitre que la force, ils se croyaient ennemis les uns des autres. C’étaient leur faiblesse et leur ignorance qui leur donnaient cette opinion.| […] Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons.| Qu’on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises. […] Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre, si je ne sais pas même qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.

 

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité… Manuel p.58

 

2. la loi morale se fonde sur l’universalisation et la dignité d’autrui

 

Pour Kant, la morale est inscrite dans la raison humaine (et non le sentiment). Il s’agit du critère rationnel de l’universalisation à autrui. Cette loi morale est un impératif au dessus de tout autre, auquel l’homme ne peut déroger.

 

La raison pure est pratique par elle seule et donne à l’homme une loi universelle, que nous nommons la loi morale.| [...] S’appliquant aux hommes, la loi a la forme d’un impératif, parce qu’on peut, à la vérité, supposer en eux, en tant qu’êtres raisonnables, une volonté pure, mais non leur attribuer, en tant qu’êtres soumis à des besoins et à des causes sensibles de mouvement, une volonté sainte, c’est-à-dire une volonté qui ne soit capable d’aucune maxime contradictoire avec la loi morale.| Pour eux la loi morale est donc un impératif, qui commande catégoriquement, puisque la loi est inconditionnée ; le rapport d’une volonté telle que la leur à cette loi est la dépendance qui sous le nom d’obligation désigne une contrainte, imposée toutefois par la simple raison et sa loi objective, pour l’accomplissement d’une action qui s’appelle devoir.

 

Kant, Critique de la raison pratique.

 

Concrètement, cette morale rationnelle consiste simplement à tempérer son égoïsme afin de respecter autrui, c’est-à-dire qu’elle recommande de prendre en compte aussi son intérêt lorsque nous décidons de notre action. Ce principe simple et universel, encore une fois, peut prendre de multiples formes. Kant a forgé quelques formules qui résument ce que doit être la loi morale. L’une de ces formulations s’énonce ainsi : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »[19] La loi morale peut donc se réduire à cette idée simple : autrui ne doit pas être simplement envisagé comme un moyen (pour atteindre nos propres fins, satisfaire nos propres intérêts), mais toujours aussi comme une fin, c’est-à-dire un être ayant lui-même des intérêts, que nous devons prendre en compte. De même chez Kant, autrui n’est pas n’importe quel objet, une chose du monde qui se situerait face à moi, mais une personne.

 

Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu une valeur absolue qui leur donne le droit d’être désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les objets à acquérir par notre action est toujours conditionnelle.| Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect).

 

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

 

Il faut noter que c’est un sentiment de respect qui pousse à se conformer à la loi morale, même si le rapport moral à autrui se fonde ici sur la raison et non les inclinations.

 

3. le visage d’autrui est injonction morale

 

Levinas (1905-1995) se place en quelque sorte à mi-chemin entre le sentiment et la raison. Il analyse la morale en phénoménologue, c’est-à-dire en analysant et en décrivant les choses telles qu’elles nous apparaissent, telles qu’elles se manifestent à notre conscience (on parle de phénomènes pour désigner ces apparences, ces vécus de conscience). Mais Levinas cherche à montrer que tant chez Husserl que chez Heidegger, la dimension morale de l’autre est manquée. Il faut renverser le cogito cartésien en affirmant que le fondement de la philosophie ne se trouve pas en celui-ci mais en l’autre homme qui fait appel à ma responsabilité. Or, autrui, c’est d’abord son visage, avant toute situation sociale, caractère, etc.

 

Levinas analyse ainsi notre rapport vécu au visage, et il remarque que « le visage fait sens ». Le visage n’est pas une simple forme, une simple chose comme un caillou ou une flaque de boue. Il fait sens pour moi, il me parle. Il porte en lui-même le commandement moral fondamental : « Tu ne tueras point. »[20]

 

Le visage, ce n’est pas d’abord un composé d’yeux, bouche, nez, etc. mais ce qui me transporte au-delà de lui-même, dans un infini que je ne peux trouver en moi-même.[21] Levinas ajoute que le visage de l’autre est invocation et qu’il exige une aide, une réponse. Le visage est ce qui témoigne de la fragilité de l’homme ; il m’appelle, me commande, m’oblige à être responsable de lui. Pour Levinas, l’impératif éthique repose sur le visage. On comprend que cette conception est à l’opposé de celle de Sartre. Sartre pensait que les regards s’affrontaient dans une lutte pour réduire l’autre à l’état d’objet. Pour Levinas, autrui peut seul m’élever à la condition de sujet.

 

CONCLUSION

 

Dans un premier temps, nous avons vu que la connaissance de soi est nécessairement médiatisée par celle d’autrui. Dans un second temps, nous avons vu que c’est immédiatement que l’on peut se connaitre, sans passer par autrui, dont la connaissance immédiate est impossible. Enfin, nous avons que c’est en se plaçant dans la question de la médiation d’autrui que l’on peut comprendre le mieux ce que nous sommes et ce qui constitue notre conscience réfléchie et notre conscience morale.

 



[1] Identité / Égalité / Différence : Identité vient de idem, même : l’identité d’une chose c’est ce qu’on ne peut jamais changer. Quand il y a identité entre deux choses, il s’agit d’une seule et même chose. L’identité s’oppose à l’altérité : il y a altérité quand il y a deux choses distinctes, qui peuvent très bien être égales en tout point (mais on ne dira pas « identiques ») comme elles peuvent différer en tout point ; et il y a altérité quand une chose change par rapport à elle-même, mais elle n’en demeure pas moins la même au fond car il s’agit d’une seule et même chose.

[2] Platon, Théétète : « Rappelle-toi tous les us et coutumes des accoucheuses, et tu saisiras plus facilement ce que je veux t’apprendre... Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu’il délivre les hommes et non les femmes et que c’est les âmes qu’il surveille en leur travail d’enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l’art que, moi, je pratique est qu’il sait faire l’épreuve et discerner, en toute rigueur, si c’est apparence vaine et mensongère qu’enfante la réflexion du jeune homme, ou si c’est fruit de vie et de vérité. J’ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses [3]. Enfanter en sagesse n’est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m’ont fait opprobre, qu’aux autres posant question je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m’impose ; procréer est puissance dont il m’a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n’ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d’elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu’avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l’allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse des beaux pensers qu’ils découvrent et mettent au jour. »

[3] Médiat / Immédiat : Médiat : avec intermédiaire. Immédiat : sans intermédiaire

[4] Platon, Alcibiade.

[5] Aristote, La Grande Morale, Livre II, Chap. XV : « Apprendre à se connaître est très difficile [...] et un très grand plaisir en même temps (quel plaisir de se connaître !) ; mais nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes : ce qui le prouve, ce sont les reproches que nous adressons à d’autres, sans nous rendre compte que nous commettons les mêmes erreurs, aveuglés que nous sommes, pour beaucoup d’entre nous, par l’indulgence et la passion qui nous empêchent de juger correctement. Par conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c’est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu’un ami est un autre soi-même. Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même. »

[6] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VIII : « La parfaite amitié est celle des hommes bons et semblables en vertu. Chacun veut du bien à l’autre pour ce qu’il est, pour sa bonté essentielle. Ce sont les amis par excellence, eux que ne rapprochent pas des circonstances accidentelles, mais leur nature profonde. Leur amitié dure tout le temps qu’ils restent vertueux, et le propre de la vertu en général est d’être durable. Ajoutons que chacun d’eux est bon dans l’absolu et relativement à son ami, bon dans l’absolu et utile à son ami, bon dans l’absolu et agréable à son ami. Chacun a du plaisir à se voir soi-même agir, comme à contempler l’autre, puisque l’autre est identique, ou du moins semblable à soi. Leur attachement ne peut manquer d’être durable : il réunit, en effet, toutes les conditions de l’amitié. Toute amitié a pour fin le bien ou le plaisir, envisagés soit absolument, soit relativement à la personne aimée, et supposant alors une ressemblance avec elle, une similitude de nature, une parenté essentielle. De surcroît, ce qui est bon absolument est aussi agréable. L’amitié atteint au plus haut degré d’excellence et de perfection chez les vertueux. Mais elle est fort rare : les personnes qui en sont capables sont fort peu nombreuses. D’autant qu’elle demande du temps et des habitudes communes. »

[7] Michel de Montaigne, Essais, Livre I, XXVIII, De l’amitié : « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : "parce que c’était lui ; parce que c’était moi. »

[8] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, t. IX-1, 25

[9] Malebranche, La Recherche de la Vérité, Edition NRF, Pléiade, p. 352 : « De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes, et que les pures intelligences ; et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes ; ni par leurs idées, et comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent ; et même lorsque ces sentiment n’ont point de rapport, au corps, nous sommes assurés que nous ne nous trompons point : parce que nous voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables, selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit également dans tous les esprits. Je sais que deux fois deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi. J’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes, les anges, et les démons ont les mêmes inclinations. Je sais que Dieu ne fera jamais d’esprit qui ne désirent être heureux, ou qui puisse désirer être malheureux... Mais lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours, si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur ; je vois une telle grandeur, une telle couleur ; je goûte une telle ou telle saveur à l’approche de certains corps : je me trompe si je juge des autres par moi-même. Je suis sujet à certaines passions, j’ai de l’amitié ou de l’aversion pour telles ou telles choses ; et je juge que les autres me ressemblent : ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur, si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-même »

[10] Intuitif / Discursif : Intuitif : l’intuition est un mode de connaissance immédiate. Est donc intuitif ce qui se donne directement à la conscience. On parlera d’intuition sensible (connaissance immédiate de ce qui s’offre à nos sens) ou d’intuition intellectuelle ou rationnelle (connaissance immédiate des objets de la raison). Le cogito cartésien, par exemple, relève de l’intuition rationnelle. Il n’est nullement l’aboutissement d’une démonstration mais se révèle au contraire comme une évidence indubitable. Discursif : qui relève du discours c’est-à-dire de la parole rationnelle et cohérente. Le processus discursif requiert la médiation d’un processus logique, d’un raisonnement. Le discours apparaît comme une suite de jugements présents dans un ordre méthodique. Ici, la connaissance par analogie méprise le fait que bien souvent nous connaissions Autrui d’une manière intuitive et immédiate. Pour appuyer cette idée d’un rapport naturel et non-intellectuel à autrui, Merleau-Ponty (La Structure du comportement, III, 3.) remarque que l’enfant est spontanément « physionomiste ». L’enfant voit autrui partout, il voit des visages partout, par exemple dans les nervures du bois ou dans les ombres autour de son lit. Cela montre que le rapport à autrui n’est pas le fruit tardif d’un raisonnement mais qu’il est premier, il précède nos raisonnements. Notre connaissance d’autrui précède notre connaissance du monde, voire de nous-mêmes. Le rapport à autrui est une structure existentielle qui précède la connaissance effective des choses.

[11] Berkeley, Principes de la connaissance humaine : « La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe ; c’est-à-dire, je la vois et je la touche : si j’étais sorti de mon bureau, je dirais qu’elle existe ; j’entendrais par ces mots que si j’étais dans mon bureau, je la percevrais ou qu’un autre esprit la perçoit actuellement. Il y avait une odeur, c’est-à-dire on odorait ; il y avait un son, c’est-à-dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait par la vue ou le toucher. C’est tout ce que je peux entendre par ces expressions et les expressions analogues. Car ce que l’on dit de l’existence absolue de choses non pensantes, sans rapport à une perception qu’on en prendrait, c’est pour moi complètement inintelligible. Leur existence c’est d’être perçues ; il est impossible qu’elles aient une existence hors des intelligences ou choses pensantes qui les perçoivent. »

[12] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit : « D’abord la conscience de soi est être-pour-soi simple égal à soi-même excluant de soi tout ce qui est autre (…) Mais l’autre est aussi une conscience de soi. Un individu surgit face à face avec un autre individu. Surgissant ainsi immédiatement, ils sont l’un pour l’autre à la manière des objets quelconques ; ils sont des figures indépendantes et parce que l’objet étant s’est ici déterminé comme vie, ils sont des consciences enfoncées dans l’être de la vie, des consciences qui n’ont pas encore accompli l’une pour l’autre le mouvement de l’abstraction absolue, mouvement qui consiste à extirper hors de soi tout être immédiat, et à être seulement le pur être négatif de la conscience égale-à-soi-même. En d’autres termes ces consciences ne se sont pas encore présentées réciproquement chacune comme pur être-pour-soi, c’est-à-dire comme conscience de soi. Chacune est bien certaine de soi-même, mais non de l’autre ; et ainsi sa propre certitude de soi n’a encore aucune vérité ; car sa vérité consisterait seulement en ce que son propre être-pour-soi se serait présenté à elle comme objet indépendant, ou ce qui est la même chose, en ce que l’objet se serait présenté comme cette pure certitude de soi-même. Mais selon le concept de la reconnaissance, cela n’est possible que si l’autre objet accomplit en soi-même pour le premier, comme le premier pour l’autre, cette pure abstraction de l’être-pour-soi, chacun l’accomplissant par sa propre opération et à nouveau par l’opération de l’autre. Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d’être objective, ou consiste à montrer qu’on n’est attaché à aucun être- là déterminé, pas plus qu’à la singularité universelle de l’être-là en général, à montrer qu’on n’est pas attaché à la vie. Cette présentation est la double opération : opération de l’autre et opération par soi-même. En tant qu’elle est opération de l’autre, chacun tend à la mort de l’autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l’opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort »

[13] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit.

[14] Martin Heidegger, Être et temps, § 27 : « Dans la préoccupation pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le souci d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement d’aplanir cette différence même ; soit que le Dasein propre, restant en retrait par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper ; soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-avec-l’autre, à son insu, est tourmenté par le souci de cette distance. Pour le dire existentialement, il a le caractère du distancement. Moins ce mode d’être s’impose comme tel au Dasein quotidien lui-même, et plus tenacement et originairement il déploie son influence. »

[15] Sartre, L’être et le néant, p. 316-317 : « Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis ; livré à ses seules ressources, l’effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l’échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose naïvement qu’il est possible que je sois, sans m’en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là même l’existence d’autrui, car comment serais-je objet si ce n’est pour un sujet ? Ainsi autrui est d’abord pour moi l’être par qui je suis objet, c’est-à-dire l’être par qui je gagne mon objectité. Si je dois seulement pouvoir concevoir une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné. Et il est donné non comme être de mon univers, mais comme un sujet pur. Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition, connaître, c’est-à-dire poser comme objet, il est toujours là, hors portée et sans distance lorsque j’essaie de me saisir comme objet. Et dans l’épreuve du regard, en m’éprouvant comme objectité non révélée, j’éprouve directement et avec mon être l’insaisissable subjectivité d’autrui. »

[16] Sartre, L’existentialisme est un humanisme : « Ainsi l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à ma connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appelons intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres. »

[17] Bergson, Le Rire. s

[18] Rousseau, Emile, livre IV : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. (…) Il ne faut pour [la comprendre] que distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels ; car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n’apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, de même l’amour du bon et du mauvais nous sont aussi naturels que l’amour de nous-mêmes. Les actes de conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. (…) Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, si ce n’est le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide (…) d’une raison sans principe. »

[19] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section.

[20] Levinas, Ethique et Infini.  

[21] Levinas, Totalité et infini : « La présence d’un être n’entrant pas dans la sphère du Même, présence qui la déborde, fixe son ‘statut’ d’infini. Ce débordement se distingue de l’image du liquide débordant d’un vase parce que cette présence débordante s’effectue comme une position en face du Même. La position en face, l’opposition par excellence, ne se peut que comme mise en cause morale. Ce mouvement part de l’Autre. »