L’on dit que les apparences sont parfois trompeuses, mais cela devrait aussi laisser entendre que souvent elles ne le sont pas. La perception est souvent vraie et semble même constituer la source la plus importante de savoir et d’expérience. Percevoir donne ainsi souvent un savoir, parce que justement percevoir c’est voir donc savoir. Les grecs employaient ainsi le même verbe pour voir et savoir (horaô).

 

 Savoir est en quelque sorte voir avec l’esprit, et le paradigme de la vue est souvent utilisé pour exprimer le savoir : ne dit-on pas montrer, démonter, et je vois dans le domaine du savoir ? Des cinq sens, la vue est même souvent considérée comme le plus fiable et le plus noble, et quand on pense perception on pense d’abord perception visuelle. Pourtant, quand on parle d’hallucinations et d’illusions, on parle aussi le plus souvent d’hallucinations visuelles et d’illusions d’optique, phénomènes qui n’empêchent d’ailleurs pas l’halluciné de dire « je sais ce que j’ai vu ». Est-ce que voir implique nécessairement un savoir ? Suffit-il de percevoir pour savoir ?

 

I. la perception est source de connaissances empiriques et relatives

 

A. la perception est source de connaissance

 

Pour les empiristes, toute connaissance ou tout savoir se fonde sur l’expérience ou l’habitude. Dans son ouvrage Enquête sur l’Entendement Humain, Hume part du constat suivant : « L’habitude est le grand guide de la vie humaine ». Ainsi, par exemple, j’ai toujours vu le soleil se lever le matin, alors j’en déduis et je finis par croire qu’il est impossible qu’il en soit autrement. On nomme aussi sensualisme cette conception empirique qui consiste à poser que toutes nos connaissances viennent de l’expérience sensible.

 

Cette conception était présente déjà chez des penseurs auxquels s’opposait Platon. Déjà dans le Théétète, Socrate demande au jeune Théétète : qu’est-ce que la science ? Il examine avec une première hypothèse qui s’avère vite ne pas être satisfaisante : « La science est sensation. » C’était la conception du sophiste Protagoras, et de tous les matérialistes.

 

PROTAGORAS. — Car j’affirme, moi, que la vérité est telle que je l’ai définie, que chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas, mais qu’un homme diffère infiniment d’un autre précisément en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là.| Quant à la sagesse et à l’homme sage, je suis bien loin d’en nier l’existence ; mais par homme sage j’entends précisément celui qui, changeant la face des objets, les fait apparaître et être bons à celui à qui ils apparaissaient et étaient mauvais.| [...] Rappelle-toi, par exemple, ce qui a été dit précédemment, que les aliments paraissent et sont amers au malade et qu’ils sont et paraissent le contraire à l’homme bien portant. Ni l’un ni l’autre ne doit être représenté comme plus sage – cela n’est même pas possible – et il ne faut pas non plus soutenir que le malade est ignorant, parce qu’il est dans cette opinion, ni que l’homme bien portant est sage. parce qu’il est dans l’opinion contraire. Ce qu’il faut, c’est faire passer le malade à un autre état, meilleur que le sien.

 

Platon, Thééthète, Manuel p.222

 

"Tu découvriras que les sens formèrent les premiers la notion de vérité et qu’ils sont infaillibles. Car il faut reconnaître comme plus digne de foi ce qui peut de soi-même réfuter le faux par le vrai.| Que trouver en ce cas de plus fiable que les sens ? La raison tout entière issue de la sensation pourra-t-elle les réfuter si sa source est trompeuse ? Qu’ils ne soient pas vrais et toute la raison devient fausse. […] Non seulement ta raison s’écroulerait mais ta vie périrait dès lors que tu n’oserais plus te fier aux sens qui te gardent des précipices, ou d’autres mauvais pas, et te guident à l’opposé. Considère donc comme un vain amas de paroles les arguments fourbis pour combattre les sens".

 

Lucrèce, De la nature, Manuel p.36

 

B. la connaissance issue de la perception est relative

 

Le premier problème est que cette thèse revient au relativisme[1] : l’homme est la mesure de toute chose (si untel a un sentiment de chaud il fait chaud, etc.).

 

SOCRATE. — Et à l’égard de Protagoras lui-même ? Suppose qu’il n’ait pas cru lui-même que "l’homme est la mesure de toutes choses", et que le grand nombre ne le croie pas non plus, comme, en effet, il ne le croit pas. Ne serait-ce pas alors une nécessité que la vérité telle qu’il l’a définie n’existât pour personne ? Si, au contraire, il l’a cru lui-même, mais que la foule se refuse à le croire avec lui, autant le nombre de ceux qui ne le croient pas dépasse le nombre de ceux qui le croient, autant il y a de raisons que son principe soit plutôt faux que vrai. THÉODORE. — C’est incontestable, si l’existence ou la non-existence de la vérité dépend de l’opinion de chacun.| S. — Il en résulte en outre quelque chose de tout à fait plaisant, c’est que Protagoras reconnaît que, lorsque ses contradicteurs jugent de sa propre opinion et croient qu’il est dans l’erreur, leur opinion est vraie, puisqu’il reconnaît qu’on ne peut avoir que des opinions vraies. T. — Effectivement. S. — Il avoue donc que son opinion est fausse s’il reconnaît pour vraie l’opinion de ceux qui le croient dans l’erreur ? T. — Nécessairement.

 

Platon, Thééthète, Manuel p.223

 

Baser nos connaissances sur nos perceptions, c’est ainsi les faire dépendre du point de vue. Exemple : je vois le soleil se lever à l’Est chaque matin, monter à son zénith en plein midi, disparaître derrière l’horizon à l’Ouest pour laisser place à la nuit, et réapparaître de l’autre côté le lendemain… j’en déduis que le soleil tourne autour de la terre, or c’est faux : c’est de mon point de vue terrestre que le soleil semble tourner autour de la terre. Un observateur extérieur, un martien, verrait exactement le contraire : la terre tourner sur elle-même. Peut-on dire que personne n’a tort, que ça dépend des points de vue ? Non : Il a raison. Lui a une vision objective : il voit l’objet extérieurement. Moi je n’ai qu’une perception subjective.[2]

 

C. la connaissance par perception est imparfaite mais tout ce que nous avons

 

La perception est toujours perception d’un phénomène particulier, or il n’y a de science que de l’universel. Connaitre c’est comprendre les phénomènes dans leur ensemble, tandis que la perception donne accès toujours à un phénomène particulier, qui n’est jamais parfaitement semblable à un autre, qui n’est donc pas d’emblée réduit à un autre auquel il peut être assemblé : c’est la raison qui fait cet effort de compréhension et regroupe des phénomènes particuliers sous des lois universelles. Si l’on se contente de percevoir des phénomènes particuliers et changeants, il n’y a pas de connaissance possible, on se heurte au mobilisme universel d’Héraclite : tout coule, on ne peut rien saisir sur rien, il n’y a pas de science possible.

 

De plus, il faudrait sans cesse vérifier notre perception par un autre instrument, et cet instrument par un autre, ainsi de suite… et ainsi la connaissance semble infiniment inaccessible, comme le remarque Montaigne.

 

Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet.| Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini.| […] Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience. Sera-ce qu’aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait.| Finalement, il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle.

 

Montaigne, Essais II, 12, Manuel p.227

 

Enfin, on peut tout au plus tirer une certaine habitude de nos perceptions, Hume a raison, mais il précise que cette habitude ne répond à aucune loi nécessaire : il n’y a aucune nécessité à ce que le soleil se lève demain ou à ce que la pierre tombe quand je la lâche : elle pourrait très bien un jour flotter dans les airs.[3] Il est faux de croire que les idées qu’on tire de nos perceptions soient nécessairement vraies.

 

Quand on dit : j’ai trouvé, dans tous les cas passés, telles qualités sensibles conjointes à tels pouvoirs cachés, et quand on dit : des qualités sensibles semblables seront toujours conjointes à de semblables pouvoirs cachés, on ne se rend pas coupable d’une tautologie, et ces propositions ne sont à aucun égard les mêmes.| Vous dites que l’une des propositions est une inférence tirée de l’autre. Mais il vous faut avouer que l’inférence n’est pas intuitive, et qu’elle n’est pas démonstrative : de quelle nature est-elle alors ? Dire qu’elle vient de l’expérience, c’est une pétition de principe. Car toutes les inférences tirées de l’expérience supposent, comme fondement, que le futur ressemblera au passé et que des pouvoirs semblables seront conjoints à de semblables qualités sensibles. S’il y a quelque doute que le cours de la nature puisse changer et que le passé ne puisse être la règle pour l’avenir, toutes les expériences deviennent inutiles et ne peuvent engendrer d’inférence ou de conclusion. Il est donc impossible qu’aucun argument tiré de l’expérience puisse prouver cette ressemblance du passé au futur, car tous les arguments se fondent sur la supposition de cette ressemblance.

 

Hume, Essai sur l’entendement humain, Manuel p.203

 

Toute notre science se réduit donc à des perceptions, c’est là que veut en venir Hume. Mais est-ce encore de la science ?

 

Cette définition de la science n’est donc pas viable. La science ne peut être réduite à la sensation.

 

II. la perception est parfois source d’erreurs et jamais de vérité

 

A. le sensible est source d’illusions

 

Dans un passage célèbre de la République, l’allégorie de la caverne, Platon imagine des prisonniers enchaînés au fond d’une caverne sombre ; les yeux rivés depuis l’enfance sur la paroi du fond sur laquelle des ombres leurs sont projetées. Dans le texte du dialogue, Socrate demande alors à son interlocuteur : « Crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui se projettent, sous l’effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d’eux ? » En effet, ces prisonniers n’ayant rien vu d’autre que ces ombres sur lesquelles ils ont la tête rivée, ils ne peuvent imaginer autre chose : Ces ombres sont pour eux la réalité la plus normale, car c’est la seule réalité qu’ils connaissent. « Alors, s’ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n’es-tu pas d’avis qu’ils considéreraient comme des êtres réels les choses qu’ils voient ? » Il en est de même pour les sons : « Et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la paroi d’en face ? Chaque fois que l’un de ceux qui passent se mettrait à parler, crois-tu qu’ils penseraient que celui qui parle est quelque chose d’autre que l’ombre qui passe ? » La caverne symbolise ainsi le monde des cinq sens, le monde sensible, c’est-à-dire le monde qui est le nôtre et que nous appréhendons à travers nos perceptions.  Comme ces hommes, nous sommes persuadés que la réalité que nous percevons est la vérité même, et comme eux nous ignorons qu’il s’agit en fait d’une caverne illusoire. Ainsi, nous pourrions très bien être ces hommes car nous sommes persuadés que le monde de la perception est vrai. S’il était faux nous ne pourrions donc nous en rendre compte. C’est tout le problème de l’illusion : c’est une erreur dont on ne sait pas qu’elle en est une. La perception est illusion chez Platon.

 

B. les sens sont trompeurs et les perceptions sont fausses

 

Pour Descartes (1596-1650) comme pour Platon, le monde sensible est source d’illusion. Dans la première des Méditations Métaphysiques, Descartes écrit : « Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs. » Descartes prend parfois l’exemple du bâton plongé dans l’eau qui paraît brisé pour illustrer ce phénomène de tromperie des sens, mais on peut penser aux illusions d’optique en particulier et des sens en général.

 

Descartes emploie ensuite un autre argument pour se convaincre qu’il faut douter des sens : l’argument du rêve : « Il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil. » [4] Si nous sommes dans un rêve, ce sont toutes nos représentations sensibles qui sont fausses. Il y a là un thème classique qu’on retrouve chez Pascal : « Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant qu’il serait artisan. »[5]

 

Descartes emploie enfin l’argument du Dieu trompeur[6] et du Malin génie[7] pour avancer l’idée que toutes mes perceptions mais aussi mes sens et mon corps, n’ont peut être aucune réalité. Berkeley ira jusqu’à soutenir fermement cela, et écrira : Esse est percipi : « l’être c’est la perception. » C’est-à-dire qu’il n’y a aucun être réel visé par la perception : l’être se réduit à la perception, autrement dit les perceptions n’ont pas d’être. Il n’y a pas de table, il y a une perception de la table.

 

De plus, les choses que m’apprennent les sens sur un corps (Descartes prend l’exemple d’un morceau de cire dans la sixième des Méditations Métaphysiques), ne sont pas des caractéristiques essentielles du corps mais seulement des qualités passagères, inessentielles, qui sont ainsi mais pourraient être autrement et qui peuvent changer : aspect, son, texture, goût, odeur.

 

Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : [...] sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. [...] Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : [...] l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. la même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier.| [...] Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point a la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu [...].| Qu’est-ce maintenant que cette extension ? [...] La cire [...] est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai jamais imaginé. [...] Donc [...] je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et [...] il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive ; [...] sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision [...] ni une imagination [...] mais seulement une inspection de l’esprit.

 

Descartes, Méditations métaphysiques, VI, Manuel p.38

 

La seule qualité essentielle au corps est celle que me permet de découvrir l’esprit : que c’est toujours une chose étendue. Le morceau de cire qui se transforme complètement sous mes yeux est une seule et même chose étendue, mais je le sais grâce à mon esprit, non à mes cinq sens. Les perceptions sont donc fausses.

 

C. nous ne percevons jamais les choses telles qu’elles sont vraiment

 

1. il y a des perceptions inconscientes dont on ne s’aperçoit pas

 

Le concept d’aperception est intéressant chez Leibniz. Il faut distinguer les petites perceptions inconscientes des aperceptions ou perceptions réfléchies, ces dernières étant ce que nous reconnaissons comme étant les perceptions que nous avons, ce dont on a proprement conscience. Les perceptions, elles, sont reçues par nos sens mais sont tellement infimes et continues que nous pouvons ne pas les apercevoir (consciemment). Leibniz donne l’exemple des multiples clapotis dans la mer, qui sont tous nécessairement perçus, et pourtant la conscience n’a accès qu’au bruit d’ensemble de la mer, résultat de l’addition continue des petites perceptions.

 

Il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont trop petites et en trop grand nombre ou trop unies., en sorte qu’elle n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage.| [...] Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est sur le rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien que l’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues car cent mille rien ne saurait faire quelque chose.

 

Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Manuel p.43

 

Quand nous entendons le bruit de la mer, nous avons des petites perceptions de chaque vague, de chaque goutte peut-être ; ces perceptions s’agrègent, formant ainsi des perceptions plus globales qui, si elles dépassent un certain seuil d’intensité, parviennent à la conscience.

 

2. les perceptions sont aperçues d’une manière déterminée

 

Kant (1724-1804) écrit : « Hume m’a fait sortir de mon sommeil dogmatique ». Kant est-il pour autant empiriste ? Non. Notre connaissance ne dérive pas entièrement de l’expérience, car il faut aussi des structures a priori de l’esprit pour qu’il y ait connaissance.[8] Il y a nécessairement des « formes » a priori qui assurent « l’unité synthétique de nos représentations ». Ainsi, toute perception a posteriori suppose une aperception a priori.

 

Kant distingue deux aperceptions. L’aperception empirique et l’aperception transcendantale (ou aperception pure) qui désigne chez Kant la conscience de soi qui accompagne la perception de tout objet, une « conscience pure, originale et immuable qui est la condition nécessaire de l’expérience et la fondation ultime de l’unité de l’expérience » ; cette aperception est nécessaire pour fournir la « synthèse a priori des représentations ».

 

Mais ainsi, une aperception opère toujours un travail de synthèse sur nos perceptions, et ainsi nous ne percevons jamais le monde tel qu’il est en soi, indépendamment de cette structuration qu’opère l’aperception pure.

 

3. la chose en soi est inconnaissable : nous n’avons accès qu’à un phénomène

 

Nous connaissons donc les phénomènes (le pour soi), mais pas les choses en elles-mêmes (l’en soi), appelées noumènes (la partie du monde qui demeure cachée). La connaissance des phénomènes est universelle, mais cette universalité est relative à l’humanité dont les catégories de l’entendement imposent une grille de lecture du monde perçu. L’être humain a accès à la vérité, mais pas à toute la vérité, car la structure de son esprit limite ses possibilités. Selon Kant, nous sommes incapables de connaître les choses en soi. De l’arbre, par exemple, nous ne pouvons connaître que ce que nos sens nous permettent d’appréhender. Mais cela ne nous apprend rien sur l’arbre en soi. Notre connaissance de l’arbre n’est en fait que la connaissance de l’arbre en tant que phénomène, tel qu’il nous apparaît, et non tel qu’il est. L’essence des choses demeure voilée pour l’être humain. Kant écrit dans la Critique de la raison pure : « les phénomènes ne sont que des représentations de choses dont nous ne savons pas ce qu’elles peuvent être en soi. »

 

III. analyser ses perceptions peut être source de connaissance

 

La phénoménologie est l’étude des phénomènes. La Phénoménologie apparait suite à la critique kantienne de la métaphysique classique : on ne peut prétendre accéder directement aux choses en soi, mais seulement à des phénomènes. La vérité des choses n’est pas à chercher en dehors de nos perceptions des choses. La tendance fondamentale de la phénoménologie est donc un retour au concret.

 

A. analyser ses perceptions peut être source de connaissance des objets

 

Le mot d’ordre de la phénoménologie husserlienne est « aux choses mêmes. » Il s’agit de laisser apparaître les choses dans la perception, pour tenter de saisir leur essence. Husserl veut en revenir à « l’intuition originaire » des choses et des idées présente dans nos perceptions. Husserl distingue ainsi la perception réelle, qui est originaire ; et la pensée, qui ne fait que « viser » l’objet en une « intention vide ». Pour Husserl c’est l’étude de nos perceptions qui permet la connaissance des objets réels. La phénoménologie de Husserl démontre qu’une perception n’est pas une image ou une représentation des choses extérieures mais au contraire qu’elle donne accès à celles-ci « en chair et en os ».

 

Il s’agit de suspendre son jugement et sa pensée à la manière des sceptiques grecs qui se contentaient d’affirmer « epochèô » (je suspends mon jugement). On parle d’Épochè ou de réduction phénoménologique. Il s’agit par cela-même d’en rester à la perception des différents aspects de l’objet (esquisses perceptives) qui vont permettre d’en comprendre le sens, d’en saisir l’eidos pur, qui n’est autre en fait que le pur aspect de la chose : on parle de réduction eidétique. Chez Husserl, le moi psychologique, le monde pratique et autrui sont alors mis entre parenthèse : on parle alors de réduction transcendantale, qui ne laisse place qu’à l’ego pur ou sujet transcendantal. Husserl admire ainsi l’ego cogito cartésien même s’il refuse la défiance cartésienne à l’égard des perceptions.

 

Merleau-Ponty ira plus loin sur ce dernier point en insistant sur l’idée d’un « monde de la vie », lieu de coappartenance du sujet et de l’objet. C’est l’expérience vécue de la perception qui intéresse Merleau-Ponty : « La phénoménologie, c’est l’étude des essences, et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir les essences : l’essence de la perception, l’essence de la conscience. Mais la phénoménologie est aussi une philosophie qui replace les essences dans l’existence »

 

B. analyser ses perceptions peut être source de connaissance de soi

 

Heidegger reprendra la méthode phénoménologique de son maître Husserl, mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas la perception pure des objets mais la perception que l’existant qu’est l’homme a de lui-même comme phénomène existentiel, toujours ancré dans l’existence et en rapport au monde, à autrui, au quotidien, au langage, au temps, à la mort, etc…

 

c. analyser ses perceptions peut être source de connaissance d’autrui

 

Sartre et Levinas reprendront également la méthode phénoménologique de Husserl, mais ils appliqueront alors ce principe d’analyse de la perception au domaine de la connaissance d’autrui, assez négligé par Husserl.

 

Chez Sartre l’analyse du phénomène de la honte révèle ainsi qu’autrui est constitutif de la conscience que l’on a de soi-même.

 

Chez Levinas, l’analyse phénoménologique du visage d’autrui me le révèle comme constitutif de ma conscience morale.

 

CONCLUSION

 

Dans un premier temps nous avons vu que la perception est bien source de savoir, mais d’un savoir empirique et relatif. Dans un second temps nous avons vu que la perception est source d’erreur.

 

Comme les apparences dans la vie, la perception n’est donc pas toujours trompeuse en philosophie. Mais pour conclure, on peut dire de la perception ce que Pascal dit de l’imagination dans ses Pensées : à savoir qu’elle est « d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge. »

 



[1] Absolu / Relatif : Est absolu ce qui existe par soi-même, sans dépendance. Ce qui est absolu n’a besoin d’aucune condition et d’aucune relation pour être. Au contraire, est relatif ce qui dépend de conditions particulières pour être. Exemples : Dieu est absolu (il est sa propre raison d’être). Un pouvoir peut être absolu s’il ne dépend de rien au sens où il est sans partage et sans contrepoids. La créature est relative au créateur (sans lui, elle n’existerait pas)

[2] Objectif / Subjectif : Objectif : valable pour tous les esprits et non pour un esprit individuel. Subjectif : tout ce qui appartient au sujet percevant ou connaissant et non à l’objet perçu ou connu.

[3] Hume, Traité de la nature humaine : « C’est seulement par la coutume que nous sommes déterminés à supposer le futur en conformité avec le passé. Lorsque je vois une boule de billard se mouvoir vers une autre, mon esprit est immédiatement porté par l’habitude à attendre l’effet ordinaire, et il devance ma vue en concevant la seconde bille en mouvement. Il n’y a rien dans ces objets, à les considérer abstraitement et indépendamment de l’expérience, qui me conduise à former une conclusion de cette nature : et même après que j’ai eu l’expérience d’un grand nombre d’effets répétés de ce genre, il n’y a aucun argument qui me détermine à supposer que l’effet sera conforme à l’expérience passée. Les pouvoirs par lesquels agissent les corps sont entièrement inconnus. Nous percevons seulement leurs qualités sensibles : et quelle raison avons-nous de penser que les mêmes pouvoirs seront toujours unis aux mêmes qualités sensibles ? »

[4] Descartes, Méditation métaphysiques, I : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions ; et en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »

[5] Pascal, Pensées, B 386.

[6] Descartes, Méditations métaphysiques, I : « Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? »

[7] Descartes, Méditations métaphysiques, I : « Je supposerai donc qu’il y a non point un vrai Dieu, qui est la source de toute vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considèrerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. »

[8] Kant, Critique de la raison pure, introduction : « Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d’un côté, produisent d’eux-mêmes des représentations, et, de l’autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s’appelle l’expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l’expérience, et toutes commencent avec elle. Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elles dérivent toutes de l’expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d’elle-même (à l’occasion de ces impressions sensibles), quoique nous ne fussions capables de distinguer cette addition d’avec la matière première que quand un long exercice nous aurait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l’une de l’autre. C’est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu’on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s’il y a une connaissance indépendante de l’expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite à priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont à posteriori, c’est-à-dire dans l’expérience. »