Partons du langage courant. Différentes expressions peuvent donner une première idée de ce qu’est la philosophie : Il faut prendre les choses avec philosophie, être philosophe. (dédramatiser, relativiser, se moquer de tout ? Ne pas s’inquiéter au sujet des petits tracas quotidiens ?) Plus péjoratif : Tout ça c’est de la philosophie. (Du rêve, de l’illusion, une vision idéalisée des choses, comme celle de Pangloss dans Candide de Voltaire avec son « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » ; ou des considérations théoriques éloignées de la pratique.) C’est d’ailleurs ce qu’on pense du philosophe : il est dans la lune, mal à l’aise dans le monde qui l’entoure (tel le poète dans l’Albatros de Baudelaire). Socrate vit dans Les Nuées d’après Aristophane. Diogène Laërce rapporte que Thalès est tombé dans un trou car, comme lui a fait remarquer une servante de Thrace : à force de regarder les étoiles il n’a plus les pieds sur terre. Cette expression peut aussi vouloir dire que c’est du verbiage. Philosophie est ici synonyme de littérature : Tout ça c’est de la littérature. La philosophie est d’ailleurs souvent considérée comme une matière littéraire et surtout pas scientifique. Bien sûr, la philosophie comme discipline demande de grandes qualités littéraires, mais la philosophie demande surtout des capacités logiques. Des philosophes sont considérés comme de grands mathématiciens ou scientifiques : Pythagore, Thalès, Aristote, Descartes, Pascal. Jusqu’au XVIIIe siècle le mot philosophie désignait en fait l’ensemble de la science. Platon avait fait graver sur le fronton de son académie : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre. »
La philosophie semble consister à se détacher du terrestre, du matériel, du concret, du pratique, pour s’élever dans les nuées, le spirituel, l’abstrait[1], le théorique. Ce mouvement vers le haut peut être vu comme une mauvaise chose : est-ce s’élever ou s’envoler ? Qu’est-ce qu’un philosophe ? Un sage détaché du quotidien, du matériel et des opinions des hommes ? Un fou qui n’a plus les pieds sur terre, complètement déconnecté de la réalité ? Qu’est-ce que la philosophie ? Un travail sur soi, une pratique visant à se détacher des préoccupations quotidiennes et des considérations communément admises (opinions courantes) ? Un ensemble de considérations théoriques bizarres au profit desquelles on abandonne le bon sens ordinaire au risque de passer pour un fou ?
La philosophie apparaît en Grèce antique à Athènes au Ve siècle avant J.C. Ses fondateurs sont Socrate et son disciple Platon. Avant Socrate on trouve déjà des penseurs dits présocratiques qu’on peut aussi considérer philosophes : Pythagore, Thalès, Héraclite, Parménide, Zénon. La Grèce antique était en effet le lieu d’un véritable essor intellectuel : « miracle grec » (ce pour deux raisons : d’abord l’apparition de la démocratie, donc il faut convaincre le peuple, donc faire des discours éloquents, donc prédominance de la parole ; ensuite le fait que de nombreux échanges avaient lieu entre les cités, les hommes et leurs idées circulaient dans toute la Grèce, les plus savants et les plus habiles étaient très influents et proposaient de transmettre leur savoir contre de l’argent en se faisant appeler les sophistes : les sages, les savants).
Dans ce contexte où la parole était reine et où les plus habiles se faisaient passer pour des sages, il fallait discerner le vrai du faux, montrer que les apparences sont trompeuses, que la savoir peut être illusoire, que des opinions admises peuvent être fausses.
Le mot philosophe est à la base un néologisme formé pour la première fois par Pythagore.[2] Platon et Socrate seront les premiers à employer le mot philosophie. Comme beaucoup de mots, ce mot a été formé sur les racines d’autres mots. L’étymologie du mot philosophie, nous renseigne ainsi sur ce qu’est la philosophie : le mot a été formé sur philia (amitié) et sophia (sagesse) : il désigne l’amour de la sagesse. La philosophie est la recherche de la sagesse.
Rechercher la sagesse, c’est admettre qu’on ne l’a pas. Le philosophe admet qu’il n’est pas sage, qu’il n’est pas savant. Il se distingue radicalement du sophiste : son pire ennemi. Socrate, le philosophe par excellence, disait ainsi « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas ».
Mais en quoi consiste le savoir du philosophe si ce dernier dit ne rien savoir ? Le savoir qui constitue la philosophie consiste justement à admettre qu’on ne sait pas. Elle permet justement d’éviter de croire savoir. Elle rend donc plus savant car grâce à elle on sait qu’on ne sait pas, alors que lorsqu’on croyait savoir on était bien plus ignorant.
Socrate est l’exemple même de cette démarche, le philosophe par excellence. Par le dialogue, en posant à ses interlocuteurs des questions sur ce qu’ils soutenaient, il parvenait à les faire se contredire et à leur montrer qu’en fait ils ne savent pas. Le but était bien sûr qu’ils apprennent à se détacher de leurs opinions, mais l’homme est souvent viscéralement attaché à ce qu’il pense. Socrate ne se faisait donc pas que des amis et a ainsi été accusé à tort par ses ennemis d’être impie envers les dieux et de corrompre la jeunesse. Lors de son procès il se moqua de l’accusation et du tribunal : prétendit qu’au contraire il s’estimait être d’utilité publique : le taon qui empêche la cité de s’endormir dans un savoir illusoire. Il raconta que les dieux l’ont désigné comme le plus savant des hommes, car il disait toujours « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas » et donc il savait au moins une chose, tandis que les autres hommes ne savent même pas qu’ils ne savent pas, car ils croient savoir. Ceci exaspéra les juges, à qui Socrate déniait par là la connaissance de la Justice. Il a finalement été condamné à boire la ciguë, un poison mortel. Ses amis tentèrent de le faire évader mais il refusa. Il considéra la mort comme un bienfait, une délivrance, un remède à la maladie qu’est la vie, et déclara à ses disciples : « nous devons un coq à Asclépios » (Dieu de la médecine et de la résurrection).
Pour mieux cerner la figure de Socrate, on peut prendre l’exemple d’un dialogue platonicien qui fait dialoguer Socrate sur la question du désir : le Banquet. Socrate pose des questions à son interlocuteur pour lui montrer que ce qu’il pense est faux, mais lui-même ne soutient rien et dit ne rien savoir. On parle d’ironie socratique : Quand c’est à son tour de parler, il dit toujours tenir ce qu’il dit de quelqu’un d’autre : ici d’une certaine Diotime, de laquelle il nous rapporte de discours sur l’amour.[3] Voilà qui nous renseigne déjà un peu plus sur la figure de Socrate, mais si on se penche davantage sur le texte, on se rend compte que ce n’est en fait qu’un prétexte pour parler du philosophe, qui est une figure du désir (philos), qui n’est pas beau mais aime les belles choses (Socrate était le plus laid des hommes), et enfin qui est un intermédiaire : il n’est pas un dieu, un sage, mais recherche la sagesse, donc n’est pas un ignorant. La figure du philosophe est également une figure démonique : pas un manuel, un terre à terre, mais un intermédiaire entre dieux et hommes. C’est la figure de Socrate, marquée par son démon.[4] Dans le Phèdre, d’abord tenté de partir, honteux du discours tenu, Socrate se ravise, sous l’insistance de Phèdre pour le retenir, mais surtout sur le conseil de son « démon », cette voix intérieure que Socrate entend monter en lui quand il s’agit de le retenir de faire une erreur : « Comme j’allais traverser la rivière, mon bon, le signal divin, celui dont j’ai l’habitude, s’est manifesté en moi »[5]
CONCLUSION
Comme Socrate s’est renseigné sur l’origine et la nature de l’Amour, nous nous sommes renseignés sur l’origine et la nature de l'amour de la sagesse (la philosophie). Maintenant, suivant encore l’ordre logique de ce texte, nous devrions nous demander quelle est son utilité. « Eh bien, soit, étrangère, tu raisonnes fort bien : mais l’Amour étant tel que tu viens de le dire, de quelle utilité est-il aux hommes ? »
[1] Abstrait / Concret : Abstrait : l’abstraction est une opération de l’esprit qui consiste à séparer ce que nos sens présentent comme non séparés. Concret : l’objet concret est l’objet global, le tout. Une idée peut être concrète si elle considère une réalité dans sa globalité. Exemples : rouge est une abstraction car une couleur ne se présente jamais seule à ma vue. Je vois une pomme rouge, une tomate rouge mais jamais du rouge seul.
[2] Cicéron, Tusculanes, V, 3, § 8 : « Par la même raison, sans doute, tous ceux qui se sont attachés depuis aux sciences contemplatives, ont été tenus pour Sages, et ont été nommés tels, jusques au temps de Pythagore, qui mit le premier en vogue le nom de philosophes. Héraclide de Pont, disciple de Platon, et très habile homme lui-même, en raconte ainsi l'histoire. Un jour, dit-il, Léon, roi des Phliasiens, entendit Pythagore discourir sur certains points avec tant de savoir et d'éloquence, que ce prince, saisi d'admiration, lui demanda quel était donc l'art dont il faisait profession. À quoi Pythagore répondit, qu'il n'en savait aucun ; mais qu'il était philosophe. Et sur ce, le roi, surpris de la nouveauté de ce nom, le pria de lui dire qui étaient donc les philosophes, et en quoi ils différaient des autres hommes. »
[3] Platon, Banquet (ou de l’amour), Discours de Diotime, 200e-204b : « À la naissance de Vénus, il y eut chez les dieux un grand festin où se trouvait entre autres Poros2, fils de Métis3. Après le repas, Pénia4 s’en vint mendier quelques restes et se tint auprès de la porte. En ce moment, Poros, enivré de nectar (car on ne faisait pas encore usage du vin), sortit de la salle et entra dans le jardin de Jupiter, où le sommeil ne tarda pas à fermer ses yeux appesantis. Alors, Pénia, poussée par son état de pénurie, imagina d’avoir un enfant de Poros. Elle alla donc se coucher auprès de lui, et devint mère de l’Amour. C’est pourquoi l’Amour devint le compagnon et le serviteur de Vénus, ayant été conçu le jour même où elle naquit ; outre que de sa nature il aime la beauté, et que Vénus est belle. Et maintenant comme fils de Poros et de Pénia, voici quel fut son partage : d’abord il est toujours pauvre, et, loin d’être beau et délicat, comme on le pense généralement, il est maigre, malpropre, sans chaussures, sans domicile, sans autre lit que la terre, sans couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues ; enfin, comme sa mère, toujours dans le besoin. Mais, d’autre part, selon le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, hardi, persévérant, chasseur habile, toujours machinant quelque artifice, désireux de savoir et apprenant avec facilité, philosophant sans cesse, enchanteur, magicien, sophiste. De sa nature il n’est ni mortel ni immortel ; mais, dans le même jour, il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, puis il s’éteint, pour revivre encore par l’effet de la nature paternelle. Tout ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, en sorte qu’il n’est jamais ni riche ni pauvre. Il tient aussi le milieu entre la sagesse et l’ignorance : car aucun dieu ne philosophe ni ne désire devenir sage, puisque la sagesse est le propre de la nature divine ; et, en général, quiconque est sage ne philosophe pas. Il en est de même des ignorants, aucun d’eux ne philosophe ni ne désire devenir sage ; car l’ignorance a précisément le fâcheux effet de persuader à ceux qui ne sont ni beaux, ni bons, ni sages, qu’ils possèdent ces qualités : or nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu. ‒ Mais, Diotime, qui sont donc ceux qui philosophent, si ce ne sont ni les sages ni les ignorants ? ‒ Il est évident, même pour un enfant, dit-elle, que ce sont ceux qui tiennent le milieu entre les ignorants et les sages, et l’Amour est de ce nombre. La sagesse est une des plus belles choses du monde ; or l’Amour aime ce qui est beau ; en sorte qu’il faut conclure que l’Amour est amant de la sagesse, c’est-à-dire philosophe, et, comme tel, il tient le milieu entre le sage et l’ignorant. C’est à sa naissance qu’il le doit : car il est le fils d’un père sage et riche et d’une mère qui n’est ni riche ni sage. Telle est, mon cher Socrate, la nature de ce démon. Quant à l’idée que tu t’en formais, il n’est pas étonnant qu’elle te fût venue ; car tu croyais, autant que j’ai pu le conjecturer par tes paroles, que l’Amour est ce qui est aimé et non ce qui aime. Voilà, je pense, pourquoi l’Amour te semblait très-beau ; car ce qui est aimable est la beauté réelle, la grâce, la perfection et le souverain bien. Mais ce qui aime est d’une tout autre nature, comme je viens de l’expliquer. ‒ Eh bien, soit, étrangère, tu raisonnes fort bien : mais l’Amour étant tel que tu viens de le dire, de quelle utilité est-il aux hommes ? ‒ C’est là, Socrate, ce que je vais à présent tâcher de t’apprendre. Nous connaissons la nature et l’origine de l’Amour : il est, comme tu le dis, l’amour du beau. Mais si quelqu’un nous demandait : Qu’est-ce que l’amour du beau, Socrate et Diotime ; ou, pour parler plus clairement, celui qui aime le beau, qu’aime-t-il ? ‒ À le posséder, répondis-je. ‒ Cette réponse appelle une nouvelle question, dit-elle : que lui reviendra-t-il de posséder le beau ? ‒ Je repartis que je n’étais pas en état de répondre immédiatement à cette question. ‒ Mais, reprit-elle, si l’on changeait de terme, et que, mettant le bon à la place du beau, on te demandât : Socrate, celui qui aime le bon, qu’aime-t-il ? ‒ À le posséder. ‒ Et que lui reviendra-t-il de le posséder ? ‒ Je trouve cette fois la réponse plus facile : c’est qu’il deviendra heureux. ‒ Car c’est par la possession des bonnes choses que les êtres heureux sont heureux, et il n’est plus besoin de demander pourquoi celui qui veut être heureux veut l’être : ta réponse me semble satisfaire à tout. ‒ Il est vrai, Diotime. »
[4] Platon, Apologie de Socrate, 31d : « C’est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne de ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à agir. Voilà ce qui s’oppose à ce que je me mêle de politique » Platon, Apologie de Socrate 40a-c : « Apprenez, juges, une chose merveilleuse qui m’est advenue. Mon avertissement coutumier, celui de l’esprit divin, se faisait entendre à moi très fréquemment jusqu’à ce jour et me retenait, même à propos d’actions de peu d’importance, au moment où j’allais faire ce qui n’était pas bon. Or [...] ni ce matin, quand je sortais de chez moi, la voix divine ne m’a retenu, ni à l’instant où je montais au tribunal, ni pendant que je parlais, en prévenant ce que j’allais dire. Bien souvent pourtant elle m’a fait taire, au beau milieu de mon propos. Mais aujourd’hui, au cours de l’affaire, pas un instant elle ne m’a empêché de faire ou de dire quoi que ce soit. A quoi dois-je l’attribuer ? Je vais vous le dire. C’est que, sans doute, ce qui m’arrive est bon pour moi et bien certainement c’est nous qui nous trompons lorsque nous nous figurons que la mort est un mal. Oui, ceci en est pour moi une preuve décisive. Il n’est pas admissible que mon signe ordinaire ne m’eût pas arrêté si ce que j’allais faire n’eût pas été bon. »
[5] Platon, Phèdre, 242c.