Il y a deux sens possibles à cette question : « en vue de quoi ? » ou « pour quelle raison ? » Dans un cas on demande la fin, dans l’autre la cause.[1] On peut se demander ainsi en vue de quoi philosopher ? et pour quelle raison philosopher ?
On vit très bien sans philosopher. Mais nul ne voudrait se passer du bonheur. On pourrait en tirer le syllogisme suivant : Pour tout le monde le bonheur est le but. Or pour atteindre le bonheur il faut se poser la question de ce qu’il est. Donc tout le monde devrait philosopher.
Aristote remarque que pour chaque homme le bonheur est le but ultime. Mais personne ne sait vraiment en quoi consiste le bonheur. Éthique à Nicomaque, Chapitre II : « Quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien suprême. Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur au dire des gens du peuple aussi bien que des gens cultivés. Tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages. » Si on philosophe sur le bonheur, avec Aristote, on comprend qu’il ne peut être identifié à une vie plaisir mais qu’il va consister en la vertu : en une vie stricte et rigoureuse. « Le bonheur est l’activité conforme à la vertu, et en cas de pluralité de vertu, à la vertu la plus haute et la plus parfaite. » Cette vertu propre à l’homme, cette capacité la plus élevée, cette excellence humaine, réside pour Aristote dans les capacités intellectuelles de l’homme, dans la fonction intellective de son âme, qui le distingue des autres vivants : L’homme est un « animal rationnel. » La vie bonne pour l’homme est donc la vie conforme à cette vertu en laquelle seule il peut exceller et être déclaré bon. L’activité qu’est le bonheur sera donc l’activité conforme à sa fonction intellective, l’actualisation de ses capacités intellectuelles, la réalisation de cette virtualité qu’est sa vertu la plus haute. (acte/puissance) Pour Aristote la vie heureuse est la vie théorétique : l’activité conforme à l’intelligence, la mise en pratique de ce qui a été contemplé intellectuellement dans la theoria, la vie selon l’esprit.
Aristote affirme que cette existence est plus heureuse qu’une vie de plaisir, mais elle nous semble austère. En quoi la philosophie rend-elle heureux ? Philosopher n’est-ce pas plutôt apprendre à se contenter de son malheur ? A être philosophe, à prendre les choses avec philosophie ?
La philosophie est amour de la sagesse. Or on appelle libido sciendi le désir de savoir, la curiosité.[2] Donc la philosophie est-elle libido sciendi ? En aucun cas : Ce n’est pas aimer la sagesse que de désirer savoir, la curiosité est un vilain défaut. Bien plus, les plus sages sont ceux qui reconnaissent la vanité de cette entreprise : Dans l’antiquité grecque, on peut donner l’exemple d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Dans l’antiquité biblique, celui de l’Ecclésiaste : « Tout est fumée »
On ne peut assimiler la philosophie à une recherche excitée de réponses. La Philosophie apporte plus de questions que de réponses. La plupart des dialogues de Platon sont par exemple aporétiques (ils se terminent sur un problème, sur une aporie). La philosophie consiste en un savoir négatif : il s’agit de savoir qu’on ne sait pas.
Un texte célèbre de Platon, extrait de la République, l’allégorie de la caverne représente la condition humaine comme étant celle de prisonniers d’une caverne. La caverne représente cette ignorance première dont il faut sortir, le monde sensible sur lequel règne l’opinion. « Représente-toi des hommes dans une sorte d’habitation souterraine en forme de caverne : Cette habitation possède une entrée disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière. Les hommes sont dans cette grotte depuis l’enfance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner la tête à cause de leurs liens. » Les chaînes représentent les croyances : les hommes sont prisonniers de leurs opinions, ils pensent savoir et s’y accrochent. Socrate imagine ensuite qu’un prisonnier est libéré (on ne sait comment) et parviens à s’élever en dehors de la caverne, élève son regard vers la vrais lumière, et retourne dans la caverne tenter d’expliquer aux hommes qu’ils sont prisonniers. Ce prisonnier qui se libère symbolise le philosophe. La philosophie n’est-elle pas en effet ce mouvement qui nous permet de nous arracher à nos opinions pour nous en libérer ?
Alain, écrit ainsi, dans ses Propos sur la Religion : « Penser c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort. Au contraire le réveil secoue la tête et dit non. »[3] Un non est ainsi au fondement de toute pensée. Nietzsche écrit quant à lui, dans Le crépuscule des Idoles : « Formule de mon bonheur : un "oui", un "non", une ligne droite, un but » Ce non n’est-il pas la condition pour pouvoir se libérer de ce qui tente de s’imposer à nous. N’est-il pas la remise en question philosophique ?
Montaigne écrit dans les Essais : « Philosopher c’est apprendre à mourir. »[4] Il reprend ce thème du Phédon de Platon : « Le corps est le tombeau de l’âme ». Il s’agit de quitter le corps et de rejoindre la sagesse.[5] Il s’agit de fuir le mal ici-bas et de rejoindre les dieux : « d’ici-bas vers là-haut il faut fuir au plus vite. »[6] Avant cela, il s’agit d’apprendre à détacher l’âme du corps.[7] Donc apprendre à mourir. Exemple de Socrate face à la mort.
Mais peut on vraiment être à ce point détaché de la mort ? Car on ne sait pas ce qu’il y a après, du bon, du mauvais, ou simplement rien ? Comment cette possibilité de tomber dans le vide peut-elle ne pas être angoissante ? Pascal écrit ainsi dans ses Pensées : « Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. »[8]
Selon l’opinion courante, la philosophie est inutile, voire nuisible comme affirme le personnage de Calliclès, sophiste inventé par Platon dans un de ses dialogues.[9]
D’après un texte célèbre d’Aristote sur l’étonnement philosophique, c’est l’étonnement pur qui donna naissance à la philosophie, qui ne vise donc « Aucune fin utilitaire. »[10]
De même qu’on parle de théorie de l’art pour l’art (Cf. Théophile Gautier : « Ce qui est utile est laid ») on peut parler de Philosophie pour la Philosophie. On peut appliquer à la philosophie ce qu’Angelus Silesius, le poète mystique allemand du XVIIe s, écrit de la rose : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce que fleurit, N’a souci d’elle-même, ne désire être vue » La Philosophie est un luxe, un privilège aristocratique pour ceux qui ont le loisir de s’adonner à la vie contemplative (théoria), et pas seulement à la vie active (praxis).[11]
Aristote remarque que l’homme se définit comme « animal rationnel ». Voir aussi Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » [12]
Il était inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux ». Socrate et Platon firent de ce « Connais-toi toi-même » l’impératif de la philosophie. L’objet de la philosophie serait ainsi le sujet pensant lui-même ? L’homme doit se connaître. Mais pourquoi doit-on se connaître ? La réponse est simple : pour s’accomplir, car on peut très bien passer à côté de soi, ne pas être ce que l’on est vraiment. Or, c’est un devoir de s’accomplir. Nietzsche formule ainsi cet autre impératif de la philosophie : « Deviens ce que tu es. » qu’il reprend de Pindare. Donc, cela revient à dire qu’il faut se connaître soi-même pour savoir quoi faire de soi, c’est-à-dire pour savoir ce qu’il y a à accomplir de soi.
Il est donc nécessaire de philosopher pour se poser la question du sens de sa vie, car la philosophie est ce qui permet de bien poser ces questions. Cependant, elle n’apporte aucune réponse. Il importe alors de trouver une réponse ailleurs, un sens, une direction… et d’y persévérer. Nietzsche écrit ainsi dans Par-delà Bien et Mal : « Il apparaît clairement, pour le dire encore une fois, que la chose principale, "au ciel et sur la terre", c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction. […] quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple, la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou et de divin. »
Qu’on étudie la Philosophie ou non, on est forcé de philosopher. En effet, vivre implique de penser. Bien plus, l’existence est une énigme : elle paraît absurde, et l’absurdité est la pire chose qui soit. Dans la mythologie grecque, l’absurdité est en effet une punition infernale, comme en témoignent les différentes figures de l’absurde : Sisyphe qui doit rouler son rocher en haut d’une montagne et le voir redescendre à chaque fois, les Danaïdes qui doivent sans cesse aller puiser de l’eau pour remplir un tonneau sans fond. Il est donc nécessaire de chercher du sens. Il faut s’intéresser à ce qu’ont pensé les hommes qui ont traversé l’existence avant nous.
CONCLUSION
Nous nous sommes penchés sur la question de l’utilité de la philosophie, pour voir ensuite qu’il y a avant tout des raisons pour lesquelles on philosophe. Mais si c’est l’impératif du « Connais-toi toi-même » qui pousse à philosopher, l’objet premier de la philosophie ne doit-il pas être ainsi le sujet pensant lui-même ?
[1] Cause / Fin : Cause : la notion de cause est liée à celle d’effet. La cause est ce qui entraîne de façon nécessaire un effet. Par exemple, l’attraction terrestre est cause du fait que chaque fois qu’un corps est lâché il tombe vers le sol. L’attraction est la cause et la chute est l’effet. Fin : but. Chercher la fin, c’est se poser la question du pourquoi. Par exemple, « pourquoi punit-on ? » signifie « quelle est la fin, quel est le but poursuivi lorsqu’on punit, quelle est la raison pour laquelle on punit ? » On pourra répondre que c’est pour faire un exemple ou pour rétablir le droit. On aura alors dégagé la fin de la punition. Néanmoins, la théorie des quatre causes d’Aristote rend la distinction cause / fin plus complexe. Pour Aristote en effet est cause tout ce qui est mis en jeu dans la production d’un effet, donc la fin est cause puisqu’elle cause la production. Elle est même privilégiée car il y a chez Aristote un primat des causes finales. Celui qui connaît l’utilisation d’un objet le connaît mieux que celui qui le fabrique. Porter des chaussures conduit à mieux connaître la chaussure que le cordonnier.
[2] On trouve dans la première épître de Jean une distinction entre concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la vie. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin a repris et développé cette distinction de saint Jean et a interprété la concupiscence de la chair comme libido sentiendi, la concupiscence des yeux comme libido sciendi et l’orgueil de la vie comme libido dominandi.
[3] Alain, Propos sur la Religion, LXIV, L’homme devant l’apparence :
[4] Montaigne, Essais I, Chapitre XIX : « Que philosopher c’est apprendre à mourir : "Le but de notre carrière c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraye, comme est-il possible d’aller un pas avant, sans fièvre ? »
[5] Platon, Phédon : « les vrais philosophes s’exercent à mourir et [qu’]ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont le moins peur de la mort. Réfléchis à ceci. Si en effet, ils sont de toute façon brouillés avec leur corps et désirent que leur âme soit seule avec elle-même, et, si d’autre part, ils ont peur et se révoltent quand ce moment arrive, n’est-ce pas une inconséquence grossière de leur part, de ne point aller volontiers en un endroit où ils ont l’espoir d’obtenir dès leur arrivée ce dont ils ont été épris toute leur vie, et ils étaient épris de la sagesse, et d’être délivrés d’un compagnon avec lequel ils étaient brouillés ? »
[6] Platon, Théétète, 176a-b : « Il est tout aussi impossible qu’il [le mal] ait son siège parmi les dieux : c’est donc la nature mortelle et le lieu d’ici-bas que parcourt fatalement sa ronde. Cela montre quel effort s’impose : d’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible : or on s’assimile en devenant juste et saint dans la clarté de l’esprit »
[7] Platon, Phédon , 67e : « C’est une chose [...] que connaissent bien ceux qui aspirent à apprendre : au moment où la philosophie a pris possession de leur âme, elle était, cette âme, tout bonnement enchaînée à l’intérieur d’un corps, agrippée à lui, contrainte aussi d’examiner tous les êtres à travers lui comme à travers les barreaux d’une prison au lieu de le faire elle-même et par elle seule. »
[8] Pascal, Pensées, 44.
[9] Platon, Gorgias : « La philosophie, Socrate, n’est sans doute pas sans charme, si l’on s’y livre avec modération dans la jeunesse : mais si l’on s’y attarde au-delà d’une juste mesure, c’est une calamité. Quelque bien doué que soit un homme, s’il continue à philosopher dans son âge mûr, il est impossible qu’il ne se rende pas étranger à toutes les choses qu’il faut connaître pour devenir un homme bien élevé et considéré. Le philosophe ignore les lois qui régissent la cité ; il ignore la manière dont il faut parler aux autres dans les affaires privées et publiques ; il ne sait rien des plaisirs ni des passions, et, pour tout dire d’un mot, sa connaissance de l’homme est nulle. Aussi, quand il se trouve mêlé à quelque affaire publique ou privée, il fait rire de lui, de même que les hommes d’Etat, je suppose, lorsqu’ils abordent vos entretiens et vos discussions, sont ridicules… Mais le mieux, suivant moi, est de n’être étranger ni aux unes ni aux autres. La philosophie est bonne à connaître dans la mesure où elle sert à l’éducation, et il n’y a pas de honte, quand on est jeune, à philosopher. Mais l’homme mûr qui continue à philosopher fait une chose ridicule, Socrate, et pour ma part j’éprouve à l’égard de ces gens-là le même sentiment qu’à l’égard d’un homme fait qui bégaie et qui joue comme un enfant. Quand je vois un enfant qui bégaie et qui joue, c’est de son âge, j’en suis ravi, je trouve cela charmant, tout à fait convenable à l’enfance d’un homme libre ; tandis que si j’entends un bambin s’exprimer avec netteté, cela me chagrine, cela blesse mon oreille et me paraît avoir quelque chose de servile. Un homme fait qui bégaie et qui joue est ridicule ; ce n’est pas un homme, on a envie de le fouetter. »
[10] Aristote, Métaphysique, A, 2 : « C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »
[11] En théorie / En pratique : Théorie : connaissance contemplative pure et désintéressée chez les Grecs. En science, ensemble lié d’énoncés qui rendent compte rationnellement d’un groupe de phénomènes. Pratique : ce qui concerne l’action morale et politique. Si dans l’Antiquité, l’opposition entre la théorie et la pratique est franche, dans le sens moderne au contraire la théorie explique le réel et permet donc, par la connaissance de ses lois, de le transformer.
[12] Pascal, Pensées, 200.