L’homme est un être de culture, un être fondamentalement historique qui construit, progresse, se comprend à travers son passé et se projette vers l’avenir. L’homme a aussi conscience de sa mort et du temps qui passe. Ces deux particularités ne sont-elles pas liées ? La conscience que l’homme a du temps, du devenir et de la finitude de l’existence… n’est-elle pas liée au progrès historique constant qui le caractérise aussi ? De plus, la conception que l’homme a de l’histoire n’est-elle pas liée à la représentation qu’il a du temps ?

 

Histoire vient du grec historia : l’enquête. Les premiers historiens grecs (Hérodote, Thucydide) relatent les faits à partir des récits de témoins (histos) et cherchent à comprendre les causes. Y a-t-il quelque chose à comprendre dans l’histoire ou n’est-ce qu’un enchaînement de faits qui se sont déroulés par hasard ? Y a-t-il une forme de nécessité à l’œuvre dans l’histoire ou est-elle marquée du sceau de la contingence ?[1] Le matériau de l’histoire, le fait, n’est-il pas purement factuel et arbitraire ? L’histoire a-t-elle un sens ?

 

Cette question en recoupe une autre : l’histoire a-t-elle beaucoup de sens quand on voit à sur quoi elle repose ? En effet, le fait historique n’est-il pas lui-même incertain, car l’historien ne l’a pas vécu mais n’en a qu’une connaissance de seconde main, à travers des témoignages subjectifs, des points de vue particuliers, voire des manipulations mensongères ? L’historien n’est-il pas réduit à interpréter subjectivement des faits à travers différentes perceptions subjectives de ces faits ? L’histoire ne fait-elle pas partie des sciences humaines pour la simple et bonne raison que ce n’est pas une science dure ? L’histoire est-elle une science ?

 

I. pourquoi, comment, à quelles conditions l’histoire : a-t-elle du sens ?

 

A. pourquoi : l’histoire repose sur la faiblesse humaine

 

1. une réponse possible à un désir d’éternité lié à la finitude humaine

 

La conscience que l’homme a de sa mort est sans doute à l’origine de l’histoire : il veut garder une trace des évènements passés avant que ceux-ci ne tombent dans l’oubli, et il veut laisser lui-même une trace pour qu’on se souvienne de lui. (En juillet 356 av. J.-C., un dénommé Érostrate cause volontairement un incendie qui détruit totalement le temple d’Artémis à Éphèse. Interrogé sous la torture, Érostrate avoue les motivations de son geste : il cherche à tout prix la célébrité et n’a pas d’autre moyen d’y parvenir ; les Éphésiens interdisent alors de citer son nom. L’historien Théopompe le mentionne néanmoins dans ses Helléniques ; il est repris sur ce point par Strabon, Élien et Solinus qui font passer Érostrate à la postérité.)

 

L’être historique qu’est l’homme, conscient qu’il est en devenir vers la mort, cherche à s’éterniser.[2] Il cherche ainsi à se reproduire, à transmettre son nom, ses biens, à laisser une trace, des vestiges, un souvenir. La mémoire ainsi gardée des générations qui ne sont plus créait l’histoire.

 

2. un moyen de palier au risque de l’oubli et de répondre au devoir de mémoire

 

« Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre » écrivait Marx. On parle souvent de devoir de mémoire au sujet de l’holocauste, et l’on fait bien. On devrait le faire aussi souvent au sujet des autres Génocide (Rwandais, Arménien, Amérindien), de l’esclavage (qui fit beaucoup de morts également et est aussi une forme d’annihilation de l’homme), de certains aspects de la colonisation, de l’exploitation de l’homme par l’homme avec la révolution industrielle, de la terreur occasionnée par la révolution bourgeoise, du massacre de la saint Barthélémy, des grandes pestes et famines, de l’inquisition, des Croisades, du martyre des premiers chrétiens. L’histoire permet d’essayer d’éviter en effet que ne se reproduisent les erreurs du passé. L’invention de l’écriture au quatrième millénaire avant J.-C. a permis ainsi la transmission de traces du passé aux générations actuelles.

 

Mais ces traces ne nous parlent plus, et l’écrit, par définition, ne parle pas. La fixation par écrit implique une perte, et qu’on oublie plus facilement, car on se repose sur le papier et on ne fait plus travailler la mémoire. Platon rapporte un ancien mythe égyptien, le mythe de Thot (dieu inventeur de l’écriture), selon lequel l’invention de l’écriture se ferait au détriment de la mémoire : « Cette connaissance aura pour effet, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit »[3] Les aèdes grecs ont ainsi retenu l’Iliade et l’Odyssée par cœur et se les sont transmises de génération en génération par la récitation, bien avant leur fixation par écrit. Il en fut de même du Talmud de Babylone (fixé après l’exil), et de l’évangile (fixée tardivement, en grec notamment). L’hindouisme se méfiait de l’écriture, au point que le Rig Veda ne pouvait pas être mis par écrit et devait être transmis exclusivement oralement, depuis sa composition vers le XIe siècle av. J.-C. Selon le témoignage de Jules César, les druides ne voulaient pas que leurs poèmes sacrés soient confiés à l’écriture, de peur que l’on en vienne à négliger la mémoire. Sur quelque 3 000 langues répertoriées, à peine plus de cent s’écrivent.

 

Les écritures présentent un autre inconvénient pour Platon : « dès qu’on leur pose quelque question, elles gardent le silence. »[4] C’est pour que sa pensée reste en mouvement que Platon écrivait des dialogues. Ne devons-nous pas de même garder une mémoire vivante du passé pour éviter que l’histoire ne devienne lettre morte ?

 

3. une nécessité liée au caractère historique de l’homme

 

L’animal est borné par l’instinct, l’homme peut changer, évoluer, acquérir. L’homme construit. Les étapes de sa construction forment l’histoire. Pour Nietzsche, l’homme est radicalement distinct de l’animal en ce qu’il est un être au caractère historique. C’est aussi son malheur.[5]

 

 Pour Heidegger, il ne faut pas négliger la dimension historique de l’homme, son historicité.[6] Cet être-historique est ce qui dévoile à l’homme ses possibilités, ce qu’il peut être, devenir. L’homme se sait jeté dans l’existence, jeté ici-bas (sub-jectum), et en projet vers mais sans savoir vers quoi. L’être-pour-la-mort révèle à l’homme son pouvoir-être le plus propre. Face à la mort l’homme cherche un sens, une authenticité possible à son être.[7]

 

B. comment : l’histoire repose-t-elle sur une objectivité scientifique ?

 

1. objectivité et factualité de l’histoire

 

Avant l’histoire, c’est la poésie qui, chez les Grecs, avait pour tâche de conserver le souvenir des grandes actions. L’histoire s’en distingue en ce qu’elle vise des actions réelles et non les actions fictives, célébrées par les poètes comme Homère. Cette référence à la réalité est bien ce qui distingue l’historien du poète selon Aristote :

 

La différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers, et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre, ce a quoi l’on peut s’attendre.| Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire [dit] le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé.

 

Aristote, Poétique, chapitre 9, 1451a. Manuel p.188

 

2. subjectivité et facticité de l’histoire

 

L’histoire est toujours racontée d’un point de vue subjectif et donc elle est faussée[8]. Par exemple, un des témoignages essentiels que nous avons de la conquête de la Gaule par les romains est La guerre des Gaules de Jules César, c’est-à-dire du conquérant lui-même, texte écrit pour sa propre gloire et pour l’avancement de sa “carrière” politique. Malheur aux vaincus : Walter Benjamin disait : « l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. »

 

3. la subjectivité de l’historien fait l’histoire objective

 

Dilthey (philosophe du XXe siècle) a bien distingué les sciences qui font appel à l’explication et les sciences qui font appel à la compréhension.[9] Les premières, les sciences de la nature, expliquent les phénomènes en les rapportant à des lois générales. Les secondes, les sciences de l’esprit (dont fait partie l’histoire), comprennent leur objet en manifestant de l’empathie (ou sympathie) à son égard.

 

L’objectivité historique présuppose donc la subjectivité de l’historien.[10] Ricœur souligne bien que cette subjectivité est une subjectivité appropriée à l’objectivité que requière le savoir historique. Plus encore, écrit Ricœur, cette « bonne subjectivité » ne doit pas être seulement celle de l’historien, en tant que personne singulière, mais doit être plus largement « la subjectivité de l’homme. »

 

Nous attendons de l’histoire une certaine objectivité, l’objectivité qui lui convient. […] L’objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l’histoire. Nous attendons par conséquent de l’histoire qu’elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l’objectivité. Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d’objectivité qu’il y a de comportements méthodiques.|  […] Cette attente en implique une autre : nous attendons de l’historien […] une subjectivité qui soit précisément appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire. Il s’agit donc d’une subjectivité impliquée, impliquée par l’objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu’il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l’exercice même du métier d’historien.

 

Ricœur, Histoire et Vérité

 

C. la représentation de l’histoire repose sur une représentation du temps

 

1. la question de l’être du temps et les tentatives de définition objective du temps

 

Le temps est-il ? Cette question semble absurde en ce que le temps semble une évidence. Les effets du temps sautent aux yeux : les choses changent, deviennent autres, s’altèrent, meurent et sombrent dans l’oubli. Le temps dévore ses enfants, comme Cronos dans la théogonie d’Hésiode, et comme dans le tableau de Goya où le vieillard saturne arrache la chair d’un nourrisson. Cette évidence a pourtant été remise en question. Contre Héraclite qui soutenait que tout devient sans cesse (« Tout coule ») et qu’ » on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », Parménide soutenait que rien ne devient, que tout est immobile, que seul l’être est et qu’aucun non-être ne peut le faire changer et basculer dans le devenir. Son disciple Zénon démontra ainsi l’impossibilité du mouvement. Diogène se contentait de marcher pour prouver que le mouvement et donc le temps existent.

 

Mais qu’est-ce que le temps ? Nous sommes habitués à concevoir le temps de manière linéaire en passé présent et futur, comme si cette représentation allait de soi. Le temps en lui-même est un mystère, comme le montrait Saint Augustin au cinquième siècle : Nous connaissons le passé parce qu’il y a des choses qui passent et nous connaissons l’avenir parce qu’il y a des choses qui adviennent, mais quel est l’être du passé et de l’avenir si ceux-ci ne sont pas. Et quel est l’être du présent si lui-même s’engouffre dans le passé.[11]

 

On peut mentionner différentes tentatives de définir objectivement le temps. Pour Platon dans le Timée, le temps est « l’image mobile de l’éternité. » La conception de Platon est proche de celle de Parménide. En effet, selon lui, le monde est l’image des Dieux éternels qui sont ainsi des modèles. Le monde devait ainsi être le plus semblable possible aux dieux. Mais puisqu’il avait été engendré, il était impossible qu’il soit éternel. C’est en ce sens qu’a été formée cette image mobile de l’éternité immobile que nous appelons le temps et qui progresse selon la loi du nombre. Le changement, et par conséquent les verbes au passé et au futur, ne peuvent s’appliquer à la substance éternelle ; ils ne s’appliquent qu’aux choses du monde, choses sensibles soumises au devenir et aux accidents.[12]

 

Pour Aristote dans la Physique, le temps est « la mesure du mouvement », c’est-à-dire « le nombre du mouvement ». Dans la Physique, Aristote se pose la question suivante : le temps est-il un pur produit de notre conscience ou existe-t-il en dehors d’elle ? Puisque le temps est ce qui peut être nombré, il présuppose la faculté organisatrice de l’âme, la conscience de la durée. On optera alors pour la première des alternatives précédentes. Mais nous devons pourtant reconnaître les effets du temps sur les choses qui nous sont extérieures. S’il n’y avait pas notre conscience, le monde ne serait pas pour autant un chaos, il serait toujours soumis à un ordre successif : celui des jours et des nuits, des saisons, des astres. Ce qui ainsi démontre l’action du temps, c’est le mouvement qui modifie l’aspect et la position des choses. Le mouvement est le principe de la génération, de la corruption de l’accroissement et de l’altération des choses. Il produit une rupture entre deux états. C’est à partir de cette rupture que l’on peut parler d’antérieur et de postérieur. Aristote définit donc le temps comme « le nombre du mouvement ».

 

2. le temps est une donnée subjective

 

Selon Augustin, nous connaissons le passé parce qu’il y a des choses qui « passent » et nous connaissons l’avenir parce qu’il y a des choses qui adviennent. Mais quel est l’être du passé et de l’avenir si ceux-ci ne « sont » (au sens du présent) pas. Et quel est l’être du présent si lui-même s’engouffre dans le passé (si ce n’était pas le cas, le présent serait l’éternité). La solution de Saint Augustin est la suivante : on ne peut pas dire qu’il y a trois temps qui sont le présent, le passé et l’avenir (car ces deux derniers ne « sont » pas). Il y a pourtant bien trois temps mais ce sont le « présent relatif au passé » (mémoire), le « présent relatif au présent » (perception) et « le présent relatif à l’avenir » (attente).[13]

 

Kant. Le temps est, d’après Kant, une forme a priori de la sensibilité : Le temps n’est pas une substance, une chose mais une forme de la connaissance humaine, un des principes d’organisation de l’expérience que l’homme met en œuvre. Cette forme est dite a priori en tant qu’elle précède les données sensibles et s’applique à elle, autrement dit en tant qu’elle rend possible l’expérience.[14] « Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. »

 

Husserl : Il y a selon Husserl deux façons de comprendre le temps. La première consiste à le penser comme un temps objectif dans lequel prennent place les phénomènes, ceci sans aucune intervention d’une quelconque subjectivité. La deuxième consiste à le penser comme temps interne, c’est-à-dire comme temps de la conscience. C’est à ce dernier que Husserl s’intéresse. Le présent n’est en aucun cas pour lui une pure instantanéité mais ne se laisse au contraire penser que selon les trois dimensions que sont le passé, le présent et le futur. À tout moment, écrit-il, il y a dans la conscience une présence des phénomènes passés tout comme il y a une anticipation ou une projection du futur. Il y a dans le présent une rétention du passé (rétention primaire si c’est un passé immédiat, rétention secondaire si c’est un souvenir plus lointain) et une protention du futur (de ce qui va immédiatement arriver).

 

Heidegger : Le temps n’est aucunement ce dans quoi vient se situer l’existence de l’homme comme se situe par exemple un cahier dans un tiroir. Au contraire, la temporalité est une dimension essentielle, inhérente de l’existence. C’est le Dasein lui-même qui est temporel. Il est donc le lieu de l’unité extatique (Heidegger pense l’existence au sens littéral comme extase, sortie hors de soi) du passé, du présent et du futur. Pour Heidegger, l’existence de l’homme ne prend pas place dans le temps (comme dans une boîte). L’existence elle-même est temporelle. Rien ne le montre mieux que l’attachement de l’homme à son futur, à ses possibilités, le souci qu’il a de ses projets de vie.

 

Bergson : Le problème du temps est le problème central de Bergson. Celui-ci s’oppose à la conception du temps présent dans le modèle physico-mathématique car ce dernier n’est qu’un temps abstrait : une suite d’instants à la fois identiques et extérieurs les uns aux autres, instants dénombrables qui ne partagent rien avec ce qui a lieu en eux, avec leur contenu. C’est donc un temps quantitatif et non qualitatif qu’offre la mécanique. Bergson dit que c’est un « temps spatialisé », c’est-à-dire pensé sous le modèle de l’espace. Bergson entend traiter du temps en décrivant directement les vécus de conscience, découverts notamment par l’introspection. C’est ainsi qu’il dévoile cette dimension qualitative du psychisme humain qui montre que le temps est une durée au sens où il y a une interpénétration des états de conscience « successifs », chacun d’eux conservant ce qui est venu avant lui tout en apportant quelque chose de nouveau. Le temps, ce n’est ainsi rien d’autre que le processus qualitatif d’évolution des états de conscience qui ne se laissent pas diviser en instants.[15]

 

3. le temps et l’histoire font l’objet d’une représentation qui n’est pas fixe et varie

 

Les hommes se représentent le temps de manière très subjective. Il existe ainsi différentes représentations du temps à travers les âges.

 

La conception grecque : dans la vision tragique grecque le destin laisse l’homme impuissant face au cours des choses, l’homme n’est pas le moteur du changement et acteur d’une histoire. Bien plus, la conception du temps est circulaire : ce qui s’est passé se reproduit sans cesse et l’avenir n’est rien d’autre que ce qui s’est déjà produit. Cette conception du temps est anhistorique. C’est à elle que propose de revenir Nietzsche pour retrouver le bonheur de l’animal : l’éternel retour du même.[16] On pourrait se demander : Y a-t-il des peuples sans histoire ?

 

Cette conception cyclique est illustrée entre autres par la Théogonie d’Hésiode, où l’histoire semble toujours se répéter : Cronos renverse son père Ouranos et sera renversé par son fils Zeus. Cette conception cyclique n’est pas incompatible avec une certaine idée d’irréversibilité du temps : C’est dans la Théogonie que Cronos dévore ses enfants. Dans Les Travaux et les Jours s’ajoute l’idée (presque universelle) que ces cycles progresseraient vers le bas pour former une espèce de spirale infernale. C’est le mythe de l’âge d’or. Chaque boucle semble former un âge (aion) clos sur lui-même. Platon va même jusqu’à imaginer dans un mythe des Lois que durant l’âge d’or le temps coulait en sens inverse et que les hommes naissaient vieux pour mourir enfant.

 

L’Ancien Testament se démarque de cette conception cyclique, introduisant une image de l’histoire comme processus linéaire (image qui sera essentielle pour la philosophie de l’histoire). En effet, l’histoire dans la Bible s’écoule entre un commencement, la Création, et une fin, le Jugement dernier. Pour Saint Augustin, ce qui seul peut conférer un sens à l’histoire humaine, terrestre, c’est l’Histoire sainte. Celle-ci, qui doit être l’unique objet d’attention, éclaire la première, en dévoile la vérité. C’est la providence de Dieu, auteur de l’histoire, qui conduit le monde.[17] On pourrait se demander : que perd-on à rentrer dans l’histoire ? Un paradis originel d’avant la chute du préhistorique vers l’historique ?

 

Mais pourquoi l’une ou l’autre conception serait-elle la plus vraie ? Ne peut-on pas remettre en question l’existence même du temps ?

 

II. y a-t-il un sens historique ?

 

A. l’idée de progrès est-elle le sens de l’histoire ?

 

Le thème du progrès, relativement récent dans l’histoire de la pensée occidentale (mais héritière de la conception judéo-chrétienne linéaire du temps), s’est d’abord affirmé au niveau de la représentation de la connaissance, avant d’être envisagé, par les philosophes du XVIII siècle, pour l’ensemble de la société.

 

De nombreux auteurs défendent l’idée de progrès à partir du XVIIe siècle. Descartes défend l’idée de progrès technique dans le Discours de la Méthode : l’homme doit se rendre « maître et possesseur de la nature »[18] Même pour Pascal, tandis que l’animal est borné par l’instinct, l’homme apprend tout au long de sa vie et à travers la succession des générations car « l’homme n’est produit que pour l’infinité » ; l’homme est donc en progrès constant dans les sciences.

 

Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites.| Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement

 

Pascal, Préface au traité du vide.

 

Au XVIIIe siècle Rousseau développe le concept de perfectibilité humaine dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est « la faculté de se perfectionner. »

 

Sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui à l’aide des circonstances développe toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie et son espèce au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans.| Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme, reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ?| Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature

 

Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité… Première partie.

 

Condorcet brosse le portrait du progrès à venir dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain. Au XIXe siècle, pour le positiviste Auguste Comte, l’humanité progresse vers le positivisme.[19] Pour Cournot le progrès est la foi fanatique des athées.

 

Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l’ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l’idée de progrès, et n’est plus propre à devenir le principe d’une sorte de foi religieuse pour ceux qui n’en ont plus d’autre.| [...] L’idée du progrès indéfini, c’est l’idée d’une perfection suprême, d’une loi qui domine toutes les lois particulières, d’un but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère. C’est donc au fond l’idée du divin ; et il ne faut point être surpris si, chaque fois qu’elle est spécieusement invoquée en faveur d’une cause, les esprits les plus élevés, les âmes les plus généreuses se sentent entraînés de ce côté. Il ne faut pas non plus s’étonner que le fanatisme y trouve un aliment, et que la maxime qui tend à corrompre toutes les religions, celle que l’excellence de la fin justifie les moyens, corrompe aussi la religion du progrès.

 

Cournot, Considérations sur la marche des idées...

 

B. l’histoire peut sembler au contraire absurde et contingente

 

1. il n’y a aucun sens dans l’histoire

 

Selon Aristote, l’histoire ne peut avoir qu’affaire à des évènements singuliers. Or la connaissance, la science, est science de l’universel. Aristote oppose ainsi histoire et poésie, indiquant que seule la seconde peut avoir une portée philosophique en ce qu’elle s’en tient au général.[20]

 

2. il n’y a rien à tirer de l’histoire

 

On dit qu’il faut tirer des enseignements du passé, on parle de devoir de mémoire, etc. mais que tirer de l’histoire si sa matière, le fait, est marqué du sceau de la singularité ? La science regroupe des faits identiques sous des lois, mais les faits historiques ne sont jamais identiques : l’histoire ne peut être une science.[21] On ne peut tirer d’enseignement que de ce qui se répète, et l’histoire ne se répète jamais. « L’histoire ne repasse pas les plats » disait l’écrivain Céline.

 

3. l’histoire est purement vaine

 

Dans une pensée célèbre, Pascal écrit : « le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » Cléopâtre, reine d’Égypte d’une très grande beauté, avait, dit-on, un nez admirable. Les généraux romains, Pompée, César et Marc Antoine, amoureux, se bâtèrent pour elle. Si ce nez avait été moins beau, l’Empire romain n’aurait pas été divisé, aurait su résister aux invasions barbares, et il n’y aurait donc pas eu de Moyen Age.

 

L’histoire est vaine aussi en ce qu’elle est sans but : l’homme progresse mais le progrès humain n’atteint aucun but : il y aurait une infinité de progrès à faire. Certes l’homme peut progresser à l’infini : « L’homme n’est produit que pour l’infinité », mais justement il ne cesse jamais de progresser et n’atteint jamais un but : il lui restera toujours des progrès infinis à faire.[22]

 

L’histoire est vaine encore en ce qu’elle va peut-être mener l’homme à sa perte. Il serait triste que le progrès humain se retourne contre l’homme. Rousseau avançait aussi l’idée qu’il serait triste que la perfectibilité s’avère néfaste à l’homme [23] Le progrès historique est aussi un arrachement au passé, un déracinement, une perte de sol, une perte de sens, la perte d’un ancrage dans une origine, une authenticité perdue de laquelle on s’éloigne et dont on perd même la trace. L’histoire peut être vécue comme une chute. Le progrès peut être vécu comme une tempête qui nous déracine et nous arrache au passé.[24]

 

C. la passion est le moteur de l’histoire

 

1. l’insociable sociabilité humaine est le moteur de l’histoire

 

Kant, bien que profondément attaché à la pensée des Lumières, désire ne pas ignorer la folie qui habite parfois l’homme, le désordre de l’histoire. Il n’oublie pas ce qu’il appelle « l’insociable sociabilité de l’homme » ; il n’oublie pas que l’histoire est faite de guerres sanglantes, d’oppositions et de conflits, etc.

 

L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux.| Or, c’est cette proposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés.

 

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

 

Comment expliquer la présence de celles-ci si l’histoire est bien synonyme de progrès de la raison ? Pour Kant, il y a un plan de la nature selon lequel les dispositions naturelles de l’homme tendent à leur réalisation intégrale. Or celle-ci ne peut avoir lieu instantanément, elle est l’objet de tentatives répétées, elle suppose un développement progressif, une histoire. Quant au conflit, il est nécessaire à la civilisation.[25] Sans lui, les talents individuels ne se manifesteraient jamais, l’homme demeurant à un stade animal caractérisé par la paresse.[26] C’est l’insociabilité qui pousse l’homme à la sociabilité. Cette dernière donne ensuite lieu à une association morale des hommes qui devient elle-même organisation civile, cette dernière formant le cadre où se réalisent les dispositions naturelles. L’histoire a pour sens un progrès général de l’humanité.

 

C’est un projet étrange et apparemment absurde de vouloir rédiger l’histoire d’après l’idée du cours qu’il faudrait que le monde suive s’il devait se conformer à des fins raisonnables certaines. Il semble qu’une telle intention ne puisse donner lieu qu’à un roman.| Si toutefois il est permis d’admettre que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, n’agit pas sans suivre un plan ni sans viser une fin, cette idée pourrait bien alors devenir utile ; et malgré notre vue trop courte pour pénétrer le mécanisme secret de son organisation, il nous serait permis de nous servir de cette idée comme d’un fil conducteur pour exposer, du moins dans l’ensemble, en tant que système, ce qui n’est sans cela qu’un agrégat, sans plan, d’actions humaines.| [...] Croire que j’ai voulu, avec cette idée d’une histoire du monde qui a en quelque sorte un fil directeur a priori, évincer l’étude de l’histoire proprement dite qui ne procède que de manière empirique, serait se méprendre sur mon dessein.

 

Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

 

2. la raison s’accomplit dans l’histoire a travers les passions

 

Hegel, dans la lignée de Kant, pense toute l’histoire du point de vue du développement de l’homme, ou plus exactement de l’Esprit du monde, entité quelque peu mystérieuse qu’il appelle aussi Idée ou Concept. Le progrès est la réalisation de la raison.[27]

 

Chez Hegel aussi c’est la conflictualité qui est la source du progrès : on parle d’une vision dialectique de l’histoire.[28] A cela, Hegel ajoute l’idée de la ruse de la raison. Hegel affirme que la Raison, pour se développer dans l’histoire, use d’une ruse, à savoir les passions. Les passions individuelles mènent les grands hommes à réaliser, à leur insu, les desseins de la providence, à savoir la réalisation de l’Idée. Hegel écrit ainsi : « rien de grand dans le monde ne s’est fait sans passions »[29] Ainsi, Alexandre le Grand, César ou Napoléon sont mus par leurs passions personnelles, quelles qu’elles soient. Et les peuples les suivent instinctivement, eux aussi par passion, sans bien savoir pourquoi. La réalité historique est que ces êtres incarnent, par leur action, le mouvement du progrès. Ils croient suivre leurs passions, mais ils réalisent en réalité, par leurs conquêtes, leurs guerres et leur soif de gloire, le progrès de la Raison universelle.

 

L’œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté.| Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience.| Leur œuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.

 

Hegel, La raison dans l’histoire.

 

À la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes.| Ce qui nous gêne, c’est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt de l’époque et des peuples.| Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison.

 

Hegel, La raison dans l’histoire.

 

L’histoire consiste en une succession d’étapes de la forme thèse, antithèse, synthèse. Par la thèse, quelque chose est posé ; par l’antithèse, cette chose est niée par une autre entité qui entre en conflit avec elle ; ce conflit se résout dans la synthèse, état final qui dépasse les deux étapes précédentes en conservant ce que chacune avait de « valable ».

 

3. une nécessité matérielle est à l’œuvre dans l’histoire

 

Marx va rester fidèle à la conception dialectique de l’histoire qui est celle de Hegel. Il va néanmoins en critiquer profondément l’aspect idéaliste. Ce qui intéresse Marx, c’est l’histoire des conditions matérielles de vie, des forces productives, des rapports sociaux. Expliquer scientifiquement un événement historique, c’est en dévoiler la détermination par les infrastructures économiques et sociales. Marx reproche à Hegel de voir en l’homme un instrument ou un moyen de réalisation pour cette entité idéale qu’est la raison. Selon lui, l’histoire n’est rien d’autre que l’activité de l’homme.

 

C’est-à-dire qu’on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, qu’on ne part pas non plus de ce qu’on dit, de ce qu’on pense, de ce qu’on s’imagine, de ce qu’on se représente être les hommes pour en arriver aux hommes en chair et en os ; on part des hommes effectivement actifs, et a partir de leur processus vital effectif, on présente également le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital.| [...] Ce faisant, la morale, la religion, la métaphysique et le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, cessent de conserver l’apparence de l’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement, ce sont les hommes, en développant leur production matérielle et leur commerce matériel, qui changent également, en même temps que cette réalité effective qui est la leur, leur pensée et les produits de leur pensée.

 

Marx et Engels, l’Idéologie allemande.

 

Pour comprendre « le sens de l’histoire », nous devons prendre en compte l’action des forces de production et les rapports de production qui en découlent.[30] Ainsi, à ses yeux, le moteur de l’histoire n’est autre que la lutte des classes.[31]

 

CONCLUSION

 

Selon Hegel, ce développement dialectique doit mener à un état final, dans lequel l’Esprit du monde aura parfaitement pris conscience de lui-même. Hegel affirme même que cet état a été atteint dès 1806, quand Napoléon est entré à Iéna. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de guerres ni de conflits à l’avenir, mais qu’avec les conquêtes napoléoniennes les idées de la révolution de liberté, d’égalité et de justice se sont répandues en Europe, ce qui constitue le sommet du développement de l’Esprit du monde (il n’y a pas de progrès significatifs possibles.)

 

Cette idée d’une fin de l’histoire, vulgarisée en France par Alexandre Kojève dans l’entre-deux guerres, fut remise à la mode par le géopoliticien Francis Fukuyama en 1989, à la chute du mur de Berlin. Celui-ci voyait dans la chute de l’URSS le signe que le monde entrait dans une période finale, où la démocratie ne cesserait de s’imposer et de progresser, ce qui, en vertu du théorème géopolitique selon lequel une guerre est impossible entre démocraties, devrait mener rapidement à la paix perpétuelle rêvée par Kant… qu’on peut appeler fin de l’histoire.

 

Mais la matière de l’histoire est en fait l’événement, et l’événement est imprévisible. Arendt l’affirme et se distingue ainsi de toute philosophie de l’histoire. Certes l’événement est toujours pris dans un contexte qui en fournit les conditions mais les conditions nécessaires ne sont pas pour autant suffisantes. L’événement forme discontinuité. Arendt refuse à la fois le fatalisme et la contingence, fidèle ici à Tocqueville[32]. Il y a une liberté et donc une responsabilité des hommes. La causalité est une catégorie déplacée en histoire car c’est l’événement lui-même qui constitue ses origines ou, pour le dire autrement, c’est grâce à l’événement, parce qu’il faut le comprendre, que s’éclaire après coup le passé. Ainsi l’essence du totalitarisme n’existe pas avant d’être venue à l’être. Pour Hannah Arendt, la domination totalitaire est l’élément de « rupture dans notre histoire », qui cristallise les transformations à l’œuvre à l’époque moderne.[33]

 

Mais la culture ne recoupe-t-elle pas des dimensions plus essentielles que l’histoire, comme le langage ?

 



[1] Contingent / Nécessaire / Possible : Contingent : ce qui peut ne pas être. Nécessaire : ce qui ne peut pas ne pas être. Possible : ce qui peut être (ni nécessaire ni impossible). Le réel est un cas particulier du possible.

[2] Platon, Banquet.

[3] Platon, Phèdre : « Le dieu Toth, inventeur de l’écriture, dit au roi d’Égypte : "Voici l’invention qui procurera aux Égyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j’ai trouvé le médicament qu’il faut " - Et le roi répliqua : " Dieu très industrieux, autre est l’homme qui se montre capable d’inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d’avantage qu’il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l’écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu’ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d’exercer leur mémoire, c’est l’oubli qu’ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l’écrit, c’est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu’ils se ressouviendront ; ce n’est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c’est l’apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu’en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d’un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants. "[…] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l’écrit naîtront évidence et certitude, sont l’un et l’autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu’un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits. »

[4] Platon, Phèdre : « Car ce qu’il y a de redoutable dans l’écriture, c’est qu’elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d’êtres vivants, mais qu’on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu’ils s’expriment comme des êtres pensants, mais questionne-t-on, dans l’intention de comprendre, l’un de leurs dires, ils n’indiquent qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d’autres dont il n’est nullement l’affaire, sans savoir à qui il doit s’adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même. »

[5] Nietzsche, Seconde Considération intempestive, § 1 : «Attaché au piquet du moment il [l’animal] n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : ‘‘Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ?’’ Et la bête voulut répondre et dire : ‘‘Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre.’’ Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna. […] Pour le plus petit comme pour le plus grand bonheur, il y a toujours une chose qui le crée : le pouvoir d’oublier, ou, pour m’exprimer en savant, la faculté de sentir, pendant que dure le bonheur, d’une façon non-historique. »

[6] Heidegger, Être et temps : « N’avons-nous pas jusqu’ici constamment figé le Dasein dans certains états et situations et "par conséquent" négligé que, vivant au jour le jour, il s’étend temporellement dans la succession de ses jours ? La routine, l’habitude, l’ "aujourd’hui et demain comme hier", la "plupart du temps", ne sauraient se concevoir sans revenir sur l’extension temporelle du Dasein. Et n’est-ce pas aussi un fait inséparable du Dasein existant que, en passant son temps, il tienne quotidiennement compte du temps et en dresse le "compte" selon le calendrier astronomique ? »

[7] Jean Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger. s

[8] Rousseau, L’Émile, 1762 : « Il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire ne soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés. Ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu’il s’est passé ? L’ignorance ou la partialité déguisent tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien n’aura changé que l’œil du spectateur. Suffit-il pour l’honneur de la vérité de me dire un fait véritable, en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est arrivé ? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de l’événement d’un combat sans que personne s’en soit aperçu ?... Or que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m’en reste inconnue, et quelles leçons puis-je tirer d’un événement dont j’ignore la vraie cause ?... La critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité. »

[9] Analyse / Synthèse : Analyser, c’est expliquer. La synthèse permet de comprendre. Expliquer un phénomène, c’est en chercher les causes. Par exemple Durkheim explique le suicide en cherchant les faits sociaux qui conduisent à une conduite de suicide. Comprendre suppose au contraire une saisie globale des phénomènes, par exemple en saisissant le sens du suicide en tant qu’il est parcouru par une intention.

[10] Ricœur, Histoire et Vérité, 1955, Éditions du Seuil, Paris, 1964 p. 31-33 : « L’historien va aux hommes du passé avec son expérience humaine propre. Le moment où la subjectivité de l’historien prend un relief saisissant, c’est celui où par-delà toute chronologie critique, l’historien fait surgir les valeurs de vie des hommes d’autrefois. Cette évocation des valeurs, qui est finalement la seule évocation des hommes qui nous soit accessible, faute de pouvoir revivre ce qu’ils ont vécu, n’est pas possible sans que l’historien soit vitalement « intéressé » à ces valeurs et n’ait avec elles une affinité en profondeur ; non que l’historien doive partager la foi de ses héros ; il ferait alors rarement de l’histoire, mais de l’apologétique voire de l’hagiographie ; mais il doit être capable d’admettre par hypothèse leur foi, ce qui est une manière d’entrer dans la problématique de cette foi tout en la « suspendant », tout en la « neutralisant » comme foi actuellement professée. Cette adoption suspendue, neutralisée de la croyance des hommes d’autrefois est la sympathie propre à l’historien. »

[11] Augustin, Les Confessions. s

[12] Platon, Timée : « Car tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c’est que nous en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu’elle était, qu’elle est et qu’elle sera. Or, en vérité, l’expression est ne s’applique qu’à la substance éternelle. Au contraire, était, sera sont des termes qu’il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et jamais cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. »

[13] Augustin, Les Confessions.  

[14] Kant, Critique de la raison pure.

[15] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.  

[16] Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour.

[17] Saint Augustin, Quatre-vingt-trois questions diverses : « La providence divine qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges »

[18] Descartes, Discours de la méthode : « Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »

[19] Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), Première leçon, t. 1, Hermann, 1975, pp 21-22 : « L’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophie, ou de systèmes généraux de conceptions sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition. Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers. Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante. Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. »

[20] Aristote, Poétique, 9, 1451ab : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers, et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce fait que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit, plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité : c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé. »

[21] Arthur Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation (1818) : « Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c’est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n’y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L’histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres : l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite. De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. »

[22] Pascal, Pensées.

[23] Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755. Première partie : « Il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature »

[24] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire.

[25] Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4e proposition : « Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par des lois. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette opposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi enfin transformer cet accord pathologiquement extorqué pour l’établissement d’une société en un tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes fort peu engageantes, de l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germes pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie , dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela, toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. »

[26] Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

[27] Hegel, La Raison dans l’Histoire. 

[28] Hegel, La Raison dans l’Histoire : « Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? Ce n’est pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui s’attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières : c’est le deuil désintéressé de la ruine d’une vie humaine brillante et civilisée. Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt à un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle. [...] Ainsi l’Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de l’Esprit. Dans la jouissance de son activité il n’a affaire qu’à lui-même. Il est vrai que lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent ses efforts échouer. Il est alors déchu dans sa mission en tant qu’être spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant il montre encore qu’il a été capable d’une telle activité. Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c’est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l’intérêt de l’époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. C’est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison. »

[29] Hegel, La Raison dans l’Histoire, éd. 10 / 18, p. 108 : « La passion est tenue pour une chose qui n’est pas bonne, qui est plus ou moins mauvaise : l’homme ne doit pas avoir des passions. Mais passion n’est pas tout à fait le mot qui convient pour ce que je veux désigner ici. Pour moi, l’activité humaine en général dérive d’intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l’on veut, d’intentions égoïstes, en ce sens que l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère au service de ses buts, en leur sacrifiant tout ce qui pourrait être un autre but, ou plutôt en leur sacrifiant tout le reste. [...] Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. »

[30] Marx, Critique de l’économie politique.

[31] Marx, Le manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon d’infortune - en un mot oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de toute société, soit par la ruine commune des classes en lutte »

[32] Tocqueville, Souvenirs (1893), Paris, Éditions Gallimard, 1942, p. 71-73 : « J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent. Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir les démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous effraient. La révolution de Février [1848], comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut ainsi parler, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de les faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds. »

[33] Arendt, La crise de la culture, p.39-40 : « La domination totalitaire en tant que fait institué, lequel, en ce qu’il est sans précédent, ne peut être compris à l’aide des catégories usuelles de la pensée politique, et dont les « crimes » ne peuvent être jugés avec les critères moraux traditionnels ni punis à l’intérieur du cadre légal traditionnel de notre civilisation, a rompu la continuité de l’histoire occidentale »